C'est le privilège (mot stendhalien!) du mathématicien de pouvoir lire au premier degré l'autobiographie de jeunesse de Stendhal, auteur fin et subtil. Il s'agit de ``Vie de Henry Brulard'', où Stendhal (Henri Beyle, 1783-1842; 'Stendhal' est un nom de plume d'après une localité allemande où il séjourna au service de l'armée de Napoléon; 'Brulard' est le vrai nom d'un de ses oncles. Compliqué, tout ça ) décrit ses vingt premières années (Edition B. Didier, Gallimard 1973 = Folio 447; il existe de nombreuses éditions, du fait de l'énorme intérêt psychanalytique de l'ouvrage, mais passons).
Elevé dans une famille de notables grenoblois, il subit d'abord trois précepteurs maladroits, conformistes et incompétents: ``Ici commencent mes malheurs'' (chap. 3). Sa véritable première éducation est assurée par son grand-père maternel, M. Henri Gagnon, médecin et amateur éclairé de littérature et de sciences. Il abandonne un peu lâchement son petit-fils à ses tourmenteurs: ``or mon éducation dépendait de mon père, et moins M. Gagnon avait d'estime pour son savoir, plus il respectait ses droits de père'' (chap. 8). Il ne peut pas toujours éviter la confrontation: ``- Mais, monsieur, pourquoi enseigner à cet enfant le système céleste de Ptolémée que vous savez être faux? - Monsieur, il explique tout et d'ailleurs est approuvé par l'Église''. Son grand-père le laisse lire d'autres ouvrages, ce qui lui ``donna un goût vif pour toutes les sciences dont il parlait. De là mon amour pour les mathématiques et enfin cette idée, j'ose dire de génie: Les mathématiques peuvent me faire sortir de Grenoble'' (chap. 8).
Heureusement, on crée à Grenoble une École centrale en 1796. Son grand-père est membre du comité organisateur. Il va échapper à un milieu familial par trop étouffant, mais la qualité de l'enseignement est toujours aussi consternante: ``M. Dupuy, professeur de mathématiques, sans l'ombre de l'ombre de talent'' (chap. 23). Quand il est appelé à démontrer au tableau, ``La tête du démontrant était bien à huit pieds de haut. Moi, placé en évidence une fois par mois, nullement soutenu par M. Dupuy qui parlait à ... ou à ... pendant que je démontrais, j'étais pénétré de timidité et je bredouillais'' (chap 24). Bien entendu, tout marche au par coeur: ``Le chef-d'oeuvre de l'éducation de ce temps-là était un petit coquin vêtu de vert, doux, hypocrite, gentil, qui ... apprenait par coeur les propositions que l'on démontrait mais sans s'inquiéter s'il les comprenait le moins du monde. ... L'examinateur pour l'École polytechnique, cet imbécile de Louis Monge, frère du grand géomètre, qui a écrit cette fameuse sottise (au commencement de la Statique) [On reviendra sur ce point], ne s'aperçut pas que tout le mérite de ... était une mémoire étonnante. ... J'avais quitté Grenoble avec une envie démesurée de pouvoir un jour, à mon aise, lui donner une énorme volée de calottes'' (chap. 26). Ça, on commençait à le deviner. Cet ``à mon aise'' est admirable! Inutile de poser des questions: ``quand je trouvais une difficulté, je la lui exposais, moi au tableau, et M. Dupuy dans son immense fauteuil bleu de ciel; mon indiscrétion l'obligeait à répondre et c'était là le diable. Il me demandait sans cesse de lui exposer mes doutes en particulier, prétendant que cela faisait perdre du temps à la classe'' (chap. 32). ``Ce grand M. Dupuy nous expliquait les propositions comme une suite de recettes pour faire du vinaigre'' (chap. 26).
Pourtant, on suit de grands auteurs, et on ne se prive pas de les comparer: ``Nous suivions le plat cours de Bezout mais M. Dupuy eut le bon esprit de nous parler de Clairaut ... Clairaut était fait pour ouvrir l'esprit que Bezout tendait à laisser à jamais bouché. Chaque proposition dans Bezout à l'air d'un grand secret appris d'une bonne femme voisine'' (chap. 24).
On l'autorise à suivre un cours complémentaire: ``Mon grand-père connaissait un bourgeois à tête étroite, nommé Chabert, lequel montrait les mathématiques en chambre''. Ça ne se passe pas beaucoup mieux, mais ``M. Chabert était dans le fait moins ignare que M. Dupuy. Je trouvai chez lui Euler et ses problèmes sur le nombre d' oeufs qu'une paysanne apportait au marché lorsqu'un méchant lui en vole un cinquième, puis elle laisse tomber la moitié du reste, etc., etc. Cela m'ouvrit l'esprit, j'entrevis ce que c'était que se servir de l'instrument nommé algèbre. Du diable si personne me l'avait jamais dit; sans cesse M. Dupuy faisait des phrases emphatiques sur ce sujet, mais jamais ce mot simple: c'est une division du travail qui produit des prodiges comme toutes les divisions du travail et permet à l'esprit de réunir toutes ses forces sur un seul côté des objets, sur une seule de leurs qualités. Quelle différence pour nous si M. Dupuy nous eût dit: Ce fromage est mou ou il est dur; il est blanc, il est bleu; il est vieux, il est jeune; il est à moi, il est à toi; il est léger ou il est lourd. De tant de qualités ne considérons absolument que le poids. Quel que soit ce poids, appelons-le A. Maintenant, sans plus penser absolument au fromage, appliquons à A tout ce que nous savons des quantités. Cette chose si simple, personne ne nous la disait dans cette province reculée; depuis cette époque, l'École polytechnique et les idées de Lagrange auront reflué vers la province'' (chap. 26). ``M. Chabert ... estimait Clairaut et c'était une chose immense que de nous mettre en contact avec cet homme de génie et de nous sortir un peu du plat Bezout. Il avait Bossut, l'abbé Marie, et de temps à autre nous faisait étudier un théorème dans ces auteurs. Il avait même en manuscrits quelques petites choses de Lagrange, de ces choses bonnes pour notre petite portée'' (chap. 26).
Ce n'est déjà pas si mal! Et puis, il a enfin l'occasion de rencontrer un véritable amateur éclairé. C'est l'état de grâce, qu'il décrit en une page lumineuse: ``Dans mon adoration pour les mathématiques, j'entendais parler depuis quelque temps d'un jeune homme, M. Gros, fameux Jacobin, grand et intrépide chasseur et qui savait les mathématiques bien mieux que MM. Dupuy et Chabert mais qui n'en faisait pas métier... Mais ses leçons étaient horriblement chères...'' Sa tante donne l'argent, ``C'était un jeune homme d'un blond foncé, fort actif mais fort gros, il pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans; ses cheveux étaient extrêmement bouclés et assez longs, il était vêtu d'une redingote, et nous dit: -Citoyens, par où commençons-nous? il faudrait voir ce que vous savez déjà. -Mais nous savons les équations du second degré. Et, en homme de sens, il se mit à nous montrer ces équations, c'est-à-dire la formation d'un carré de a+b, par exemple, qu'il nous fit élever à la seconde puissance: a2 +2ab +b2, la supposition que le premier membre de l'équation était un commencement de carré, le complément de ce carré, etc., etc., etc. C'étaient les cieux ouverts pour nous ou du moins pour moi. Je voyais enfin le pourquoi des choses, ce n'était plus une recette d'apothicaire tombé du ciel pour résoudre les équations. J'avais un plaisir vif, analogue à celui de lire un roman entraînant. Il faut avouer que tout ce que Gros nous dit sur les équations du second degré était à peu près dans l'ignoble Bezout, mais là notre oeil ne daignait pas le voir. Cela était si platement exposé que je ne me donnais pas la peine d'y faire attention. A la troisième ou quatrième leçon, nous passâmes aux équations du troisième degré et là Gros fut entièrement neuf. Il me semble qu'il me transportait d'emblée à la frontière de la science et vis-à-vis la difficulté à vaincre, ou devant le voile qu'il s'agissait de soulever. Par exemple il nous montrait l'une après l'autre les diverses manières de résoudre les équations du troisième degré, quels avaient été les premiers essais de Cardan peut-être, ensuite les progrès, et enfin la méthode présente. Nous fûmes fort étonnés qu'il ne nous fît pas démontrer la même proposition l'un après l'autre. Dès qu'une chose était bien comprise il passait à une autre.'' (chap. 35).
Il réussit brillamment l'examen final, 'monte' enfin à Paris,
tout le monde s'attend bien sûr à ce qu'il se présente à
l'examen d'admission de l'École polytechnique. Il n'en fait rien!
Il traîne un peu dans les salons et finit par s'engager dans les
services d'intendance de l'armée. Il ne s'occupera plus jamais de
mathématiques avant cette autobiographie écrite à l'âge de
52 ans.
La raison?
Des questions simples, que l'époque avait un peu tendance à
négliger, il est vrai, restent sans réponse: ``Que devins-je
quand je m'aperçus que personne ne pouvait m'expliquer comment
il se faisait que: moins par moins donne plus (-×- = +)?
(C'est une des bases fondamentales de la science qu'on appelle
algèbre). On faisait bien pis que ne pas m'expliquer cette
difficulté (qui sans doute est explicable car elle conduit à la
vérité), on me l'expliquait par des raisons évidemment peu
claires pour ceux qui me les présentaient. M. Chabert pressé
par moi s'embarrassait, répétait sa leçon, celle
précisément contre laquelle je faisais des objections, et
finissait par avoir l'air de me dire: - Mais c'est l'usage, tout
le monde admet cette explication. Euler et Lagrange, qui
apparemment valaient autant que vous, l'ont bien admise. Nous
savons que vous avez beaucoup d'esprit,... vous voulez
apparemment vous singulariser... Je fus longtemps à me
convaincre que mon objection sur -×- = + ne pourrait pas
absolument entrer dans la tête de M. Chabert, que M. Dupuy n'y
répondrait jamais que par un sourire de hauteur, et que les
forts auxquels je faisais des questions se moqueraient toujours de
moi. J'en fus réduit à ce que je me dis encore aujourd'hui: il
faut bien que - par - donne + soit vrai, puisque
évidemment, en employant à chaque instant cette règle dans le
calcul, on arrive à des résultats vrais et indubitables. Mon
grand malheur était cette figure:
Supposons que RP soit la ligne qui sépare le positif du négatif, tout ce qui est au-dessus est positif, comme négatif tout ce qui est au-dessous; comment, en prenant le carré B autant de fois qu'il y a d'unités dans le carré A, puis-je parvenir à faire changer de côté au carré C?...'' (chap. 34). Les articles de d'Alembert dans l'Encyclopédie le déçoivent profondément.
Voici cette ``sottise'' de Louis Monge:
``Si -×- = + m'avait donné beaucoup de chagrin, on peut penser quel noir s'empara de mon âme quand je commençai la Statique de Louis Monge, le frère de l'illustre Monge et qui allait venir faire les examens pour l'École polytechnique. Au commencement de la géométrie, on dit: - On donne le nom de PARALLÈLES à deux lignes qui, polongées à l'infini, ne se rencontreraient jamais.- Et, dès le commencement de la Statique, cet insigne animal de Louis Monge a mis à peu près ceci: Deux lignes parallèles peuvent être considérées comme se rencontrant, si on les prolonge à l'infini. Je crus lire un catéchisme et encore un des plus maladroits. Ce fut en vain que je demandai des explications à M. Chabert. - Mon petit, dit-il en prenant cet air paterne qui va si mal au renard dauphinois,... vous saurez cela plus tard - ; et le monstre, s'approchant de son tableau en toile cirée et traçant deux lignes parallèles et très voisines, me dit:
- Vous voyez bien qu'à l'infini on peut dire qu'elles se rencontrent. - Je faillis tout quitter... (chap. 34).
Sur la science, cette vision qui rappelle Descartes: ``Les
mathématiques ne considèrent qu'un petit coin des objets
(leur quantité), mais sur ce point elles ont l'agrément de ne
dire que des choses sûres, que la vérité, et presque toute la
vérité. Je me figurais à quatorze ans, en 1797, que les hautes
mathématiques, celles que je n'ai jamais sues, comprenaient
tous ou à peu près tous les côtés des objets, qu'ainsi,
en avançant, je parviendrais à savoir des choses sûres,
indubitables, et que je pourrais me prouver à volonté,
sur toutes choses (chap. 34).
Je n'ai jamais su le calcul différentiel et intégral, mais dans un
temps je passais ma vie à songer avec plaisir à l'art de mettre en
équation, à ce que j'appellerais, si je l'osais, la métaphysique
des mathématiques (chap. 30).
Une notation intéressante: si l'adolescent intransigeant de
14-15 ans ne pardonne rien à ses maîtres, l'écrivain de 52
ans juge plus sereinement: son professeur de dessin, ``M. Jay, ce
grand hâbleur, si nul comme peintre, avait un talent marqué
pour allumer l'émulation la plus violente dans nos coeurs, et,
à mes yeux maintenant, c'est là le premier talent d'un professeur.
Combien je pensais différemment vers 1796! J'avais le culte du génie
et du talent.'' (chap. 32).
Et la troisième raison? Les dictateurs se servent un peu trop bien de
certains savants qui font une cour indécente: