Séminaire 2

 

L'emploi, objectif prioritaire  ?

 

 

 

Force est de constater que l'emploi n'est pas l'objectif prioritaire des politiques publiques. Le contrôle de l'inflation ou la réduction du déficit public prennent, dans les faits, souvent le pas sur la lutte contre le chômage et sont présentés comme des éléments incontournables du maintien des grands équilibres économiques, sans le respect desquels les décideurs estiment qu'aucun retour au plein emploi ne pourrait être durable. Depuis plus de dix ans, aucune politique d'emploi de grande ampleur n'a été impulsée en Belgique, et les mesures prises dans le cadre du plan global apparaissent encore bien timides.

 

Parallèlement à cette absence de priorité effective, on observe cependant que les acteurs sociaux sont quasi unanimes pour déclarer que l'objectif de plein-emploi est prioritaire. Deux arguments de poids sont généralement invoqués. D'une part, l'évidente ampleur de la demande d'emploi insatisfaite. D'autre part, la perception que la résorption du chômage est le moyen le plus efficace de lutte contre une longue liste de "problèmes" sociaux: exclusion et pauvreté, délinquance et racisme ou encore inégalité entre sexes.

 

Face à ce paradoxe d'un objectif reconnu comme prioritaire mais fort peu poursuivi dans les faits, trois questions se posent.

 

En premier lieu, le plein emploi est-il un objectif techniquement accessible ? En d'autres mots, y a-t-il moyen de mettre en pratique une politique volontariste en matière d'emploi sans détruire les grands équilibres économiques indispensables à une diffusion positive et durable des effets d'une telle politique ? Au-delà de cette question relevant de la science économique, surgit inévitablement la question du caractère politiquement réalisable des solutions préconisées.

 

La seconde question porte sur le lien existant entre la poursuite du plein emploi et les objectifs sociaux plus généraux auxquels est souvent reliée cette politique de l'emploi. Les moyens mis en oeuvre pour promouvoir l'emploi sont-ils vraiment de nature à contribuer à l'endiguement de l'exclusion, de la pauvreté, de la violence ou à l'émancipation féminine ?

 

Le troisième question interroge la nature de la demande d'emploi. Quelles sont les attentes et les aspirations sous-jacentes aux demandes d'emploi ? Ne peuvent-elles être traduites sous d'autres formes ? Par ailleurs, les chemins praticables pour atteindre le plein emploi ne conduisent-ils pas in fine à des types d'emploi et à une forme de société en contradiction avec les aspirations de ceux qui sont demandeurs d'emploi ?

 

Ces questions seront successivement abordées dans les trois premiers points du texte. Dans un quatrième, nous tenterons d'élaborer, sur base des analyses précédantes, quelques critères que nous tenterons ensuite d'utiliser pour évaluer diverses politiques ou projets en débat.

 

 

1. Le plein emploi: objectif accessible?

 

Le plein emploi est une situation dans laquelle il n'y a pas de chômage involontaire, c'est-à-dire dans laquelle il n'y a personne qui désire travailler aux conditions en vigueur et qui ne le puisse pas. Ces conditions en vigueur (salaire et environnement de travail) doivent permettre une socialisation effective du travailleur. D'un point de vue strictement économique, de nombreuses propositions existent pour atteindre cet objectif tout en évitant le développement de la pauvreté. Faute de les avoir essayées, on ne peut évidemment conclure que le plein emploi soit techniquement réalisable, quoiqu'on puisse le présumer. Le problème essentiel est de trouver un support politique à ces propositions, ce qui semble être un obstacle particulièrement important. Dans un premier temps, nous proposons une typologie des différentes propositions visant à atteindre le plein emploi, pour ensuite analyser la question de leur support politique.

 

1.1. Faisabilité économique

 

Une des questions centrales de cet article, est de savoir si le plein-emploi est une condition nécessaire et/ou suffisante par rapport à un objectif de dignité humaine et de participation sociale. Pour cette raison, nous classons les différentes approches par rapport à leur acceptation ou non de la nécessité du plein-emploi pour atteindre les objectifs de dignité et de participation. Cette classification nous mène à trois catégories, non mutuellement exclusives.

 

Les étapistes

 

Les courants dominants en économie contemporaine supposent que le plein emploi est un préalable nécessaire à la dignité humaine de tous et à la cohésion sociale. Bénéficier d'un travail stable et durable est ce qui permet à l'individu de former des plans d'existence, et ainsi d'accéder à la dignité, considéré comme le bien le plus important. Il convient de s'atteler en priorité à faire disparaître le chômage de masse, dysfonctionnement le plus grave de notre société. Il s'agit d'un objectif de court/moyen terme à réaliser prioritairement, de manière à entraîner, par la suite, une amélioration de la cohésion sociale. Nous appelons ce courant "étapiste" au sens où il cherche à promouvoir le plein-emploi comme une condition préalable et nécessaire aux autres objectifs. Au sein de ce courant dominant, nous pouvons distinguer deux approches.

 

a. L'approche des nouveaux classiques estime que les problèmes de chômage viennent du marché du travail lui-même. Il faut donc flexibiliser ce marché, réduire la protection sociale pour inciter les gens à chercher du travail et à accepter un salaire plus bas et enfin, réduire les réglementations pour inciter les entreprises à embaucher. La faisabilité de cette approche ne fait aucun doute: il existe toujours un salaire suffisamment bas tel que le chômage disparaisse, ne fusse que parce que personne ne désire travailler à ce salaire-là. Clairement, l'exigence d'avoir des conditions de travail, permettant une socialisation effective des personnes, risque d'être violée, et le chômage involontaire risque de se transformer en pauvreté.

 

b. L'approche des nouveaux Keynesiens considère le problème de manière plus globale et estime que les dysfonctionnements sur les marchés financiers et/ou des biens et services peuvent également être une cause de chômage. Typiquement, les propositions émanant de ce courant sont les suivantes:

— réduction du coût du travail par une baisse des cotisations sociales, introduction de subventions à l'emploi, modification du mode de financement de la sécurité sociale;

— relance de la demande par une politique volontariste d'investissements publics (livre blanc de Jacques Delors);

— baisse des taux d'intérêts réels par une politique monétaire adaptée; il est certain qu'une économie vivant avec des taux d'intérêt réels élevés durant longtemps voit la valeur du long terme se déprécier; l'horizon des agents se raccourcit, incitant chacun à rechercher son avantage immédiat plutôt que d'élaborer des projets de long terme;

— les politiques de formation professionnelle peuvent aussi être rangées dans cette catégorie.

 

Du point de vue de leur faisabilité, la plupart des études montrent qu'une baisse importante des cotisations sociales menée conjointement avec une stimulation de la demande au niveau européen sont à même de faire baisser significativement le taux de chômage à moyen terme.

 

Les mélangistes

 

Un deuxième courant garde le présupposé d'un plein emploi nécessaire à la dignité humaine et à la cohésion sociale, mais invite à repenser la place du travail et l'idée que nous nous en faisons, car des mutations profondes du lien social affectent la société contemporaine. Ces mutations excluent un retour à un plein-emploi du type de celui que nous avons connu auparavant. Ce courant travaille plus à long terme et propose de développer d'autres formes de participation sociale, d'où son appellation de "mélangiste". Deux idées y sont généralement proposées: la redistribution du temps de travail et le développement d'emplois à la frontière du marchand et du non-marchand ("l'économie sociale").

 

a. La redistribution du temps de travail part de la constatation que les travailleurs utilisent leur peu de temps libre à récupérer des efforts fournis, alors que les non-travailleurs ne sont pas à même — sauf exception — de valoriser ce temps, du fait du poids culturel du cycle travail-consommation. Il y a là une inefficience qu'une redistribution du temps de travail viendrait éliminer. Du point de vue de sa faisabilité, une redistribution massive du temps de travail pourrait réduire le chômage pour autant que la compétitivité des entreprises ne soit pas menacée, que le coût du facteur travail ne s'en trouve pas renchéri par rapport au facteur capital, et que les chômeurs mis au travail soient suffisamment formés pour occuper les postes vacants. La question de l'implémentation pratique de cette mesure (quelle réduction de salaire, de gré ou de force ?) reste épineuse. Un système intéressant pourrait consister à bloquer les salaires réels mensuels à leur niveau actuel et à transformer les gains futurs de productivité en réduction du temps de travail, via les négociations collectives. Ceci permettrait, à tout le moins, d'arrêter la suppression d'emplois non qualifiés, puisque c'est à ce niveau que s'opèrent principalement les gains de productivité.

 

b. La proposition de développer l'emploi à la frontière du marchand et du non-marchand part également de la constatation d'une inefficience : de nombreux besoins sont insatisfaits (aide aux personnes âgées, crèches...) et de nombreuses personnes sont sans travail. Il est donc nécessaire d'élargir les modèles de "travail" à d'autres types de modes d'organisation et à d'autres activités, qui à partir d'une impulsion "réciprocitaire", opèrent une combinaison du marché et de l'intervention de l'Etat. Concrètement, la création d'emplois dans le secteur de l'économie sociale peut être une conséquence de cette logique. L'intérêt est qu'il s'agit d'emplois de service, auxquels des travailleurs relativement peu qualifiés pourraient avoir facilement accès, moyennant une formation. Au niveau de sa faisabilité, la question du financement, qui est par ailleurs commune à toutes les approches, est ici particulièrement cruciale car il s'agit de trouver un financement permanent. On peut également mettre en doute l'importance quantitative de l'effet macro-économique de telles mesures.

 

Les libertaires

 

Le dernier courant présume que l'emploi n'est pas nécessaire à la socialisation des agents et à la cohésion sociale. Il accorde toutefois une grande importance à la liberté de choix des individus et, pour cette raison, désire éliminer le chômage involontaire. Y figure, notamment, l'instauration d'une allocation universelle. Celle-ci devrait permettre de réduire l'offre de travail et, par là d'atteindre le plein-emploi. L'instauration de cette allocation pourrait remettre en cause la centralité de l'emploi dans la société, pourrait favoriser la créativité sociale, et pourrait permettre de développer d'autres formes de participation. Sa faisabilité technique est essentiellement liée à la question de son financement.

 

1.2. Faisabilité politique

 

Au delà des nombreuses propositions pour réduire le chômage, la question essentielle qui se pose est celle de la faisabilité politique. Comment expliquer le peu de mesures prises pour lutter contre le chômage si ce n'est par l'absence de volonté politique, fondée elle-même sur l'absence de majorité soutenant tel ou tel projet ?

 

Y a-t-il moyen de dégager une majorité en faveur de l'une où l'autre proposition ? L'histoire nous montre combien il est difficile de mettre en oeuvre une politique sérieuse. L'exemple de la réduction des cotisations sociales est, à ce sujet, fort illustratif. Depuis 1981, les milieux scientifiques ne cessent de produire des modèles où une réduction importante des cotisations de sécurité sociale améliore significativement l'emploi. Malgré de timides tentatives en ce sens (cfr. Maribel), le taux implicite de cotisation continue sa hausse historique et passe de 19% en 1981 à 24% en 1991. Même si aujourd'hui de nouvelles propositions ont émergé en ce sens, il semble extrêmement difficile de mener une politique volontariste et quantitativement importante en la matière.

 

Il existe de nombreux mécanismes par lesquels une situation de chômage de masse accroît le soutien politique pour des mesures précisément néfastes à l'emploi, empêchant dès lors l'économie de sortir de cette situation. Par exemple, en situation de crise, les entreprises de secteurs en déclin et leurs syndicats tentent d'accroître leurs subventions par un lobbying plus actif, alors qu'il faudrait, au contraire, mener une politique de redéploiement industriel volontariste. Dans le même ordre d'idées, un accroissement du chômage de masse et de la paupérisation semble pousser la classe moyenne à élire des gouvernements conservateurs qui vont réduire les budgets sociaux, aggravant dès lors la situation des classes sociales les moins favorisées.

 

La question politique repose éminemment sur la présence d'incitants économiques à coopérer. On a souligné combien une coopération entre pays européens serait souhaitable, tant pour promouvoir un autre type de lien que celui de la compétition à tout prix, que pour pouvoir mener des politiques de relance de la demande à une échelle suffisante. Le problème réside alors dans le fait que, pour atteindre le niveau de coopération requis, chaque pays doit y trouver son avantage. Trouver une unanimité en la matière relève d'une mission impossible.

 

Un dernier aspect de la faisabilité politique concerne la résistance qu'une minorité puissante peut mener face à des décisions majoritaires. Cette résistance peut être telle qu'elle exerce une dissuasion crédible. Par exemple, une taxation plus importante des revenus mobiliers serait souhaitable pour financer une politique de lutte contre la chômage (ainsi que pour des raisons de redistribution des revenus) mais elle est rendue impossible par les possibilités importantes de fraude dans le chef de la minorité détentrice de ces revenus.

 

 

 

2. L'emploi: réponse aux problèmes sociaux ?

 

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, la question ne porte pas seulement sur la faisabilité du plein emploi, mais également sur la pertinence de cet objectif. Le problème social de l'exclusion est couramment invoqué lorsqu'on tient à justifier l'importance des politiques censées développer l'emploi. Mais, l'emploi est-il la voie royale de lutte contre l'exclusion ? Deux réponses extrêmes sont possibles.

 

La première option met en avant le fait que l'essentiel de la souffrance du sans-emploi tient à la déconsidération plutôt qu'au manque d'emploi en tant que tel. C'est parce que l'emploi est socialement valorisé que le manque d'emploi est subjectivement mal ressenti et socialement excluant. Dès lors, l'essentiel de la souffrance pourrait être levé si on ne valorisait plus l'emploi autant qu'actuellement. Cette option met donc en avant la remise en cause des normes et exigences sociales. Ces normes, insistent ses partisans, sont socialement produites, et l'histoire montre clairement qu'elles sont le fruit d'une violence sociale et ne sont pas inamovibles. Dès lors, plutôt que de permettre à tout membre de la société de respecter les normes ambiantes, pourquoi ne pas tenter d'influencer les normes en tenant compte le plus possible des attentes des personnes qui, actuellement, ne répondent pas aux normes ? Dans le champ de l'emploi, cela signifie qu'au lieu de chercher à tout prix à réinsérer professionnellement les chômeurs, il faut plutôt tracer des chemins nouveaux de concrétisation des attentes sous-jacentes à la demande d'emploi et, ensuite, imposer le respect de ces chemins par la société qui, aujourd'hui, ne les autorise pas ou les rend difficilement praticables.

 

L'autre option considère qu'il est illusoire, au moins à court terme, de vouloir modifier les normes sociales dont le non respect conduit à l'exclusion. Il est illusoire de vouloir corriger les "exigences" inscrites dans chacune des sphères de vie. Or, l'emploi est bel et bien une norme dont le non respect a d'importantes conséquences au niveau de l'intégration sociale. Même si nous ne sommes pas d'accord avec ces normes, disent les partisans de cette option, nous sommes bien forcés de les considérer comme un fait, difficilement amovible. Puisqu'il apparaît évident que l'emploi est un point de passage quasi obligé pour l'intégration sociale, il est logique de promouvoir l'emploi et l'accès de tous à l'emploi. Il faut au plus vite combler le manque que ressentent vivement la plupart des personnes sans travail.

 

Ces deux options reconnaissent toutes deux que la privation d'emploi est facteur d'exclusion. Mais, alors que l'une en déduit qu'il faut promouvoir l'emploi pour tous, l'autre en conclut qu'il faut faire en sorte que les individus ne soient plus jugés par les autres sur base de leur absence de travail. Pour les premiers, la lutte contre l'exclusion a tendance à se résumer au combat pour l'emploi. Pour les seconds, la lutte pour l'emploi est, au contraire, presque contre-productive, dans la mesure où elle contribue au renforcement de la norme emploi, source d'exclusion.

 

Les tenants de l'option "critique" argueront d'abord que l'on n'a pas, jusqu'à présent, réussi à promouvoir ce plein emploi tant attendu. Ensuite, que, sous prétexte de combattre l'exclusion, on est prêt à autoriser, voire même à imposer, l'exploitation de certains travailleurs. De récentes politiques (les agences locales pour l'emploi, par exemple) et propositions indiquent que de telles dérives sont possibles et encouragées par les discours refusant d'interroger les normes et qui — ce n'est pas un hasard — ont récemment substitué le concept d'exclusion à celui de pauvreté et d'exploitation. Ils argueront également du fait que la quête de l'emploi pour tous, si elle n'aboutit pas, ne fait que renforcer la stigmatisation des sans emplois parce que ceux qui n'auront pas profité de la courte-échelle proposée par la société apparaîtront cette fois clairement comme des personnes manquant de volonté de travail ou véritablement incapables.

 

Les partisans de l'autre option retourneront la critique en insistant sur le danger que font planer les tenants de l'option critique: en se détournant d'une politique favorable à l'emploi, en donnant des arguments à des hommes politiques déjà si peu enclins à mettre, dans les faits, l'objectif emploi en tête de leur liste d'objectifs, ne légitiment-ils pas la dualisation sociale, laissant les sans-emploi sans secours, tant l'avènement d'une société n'excluant plus sur base du critère emploi paraît encore longue à venir ? De plus, n'est-il pas évident que les sans-emploi, dans leur majorité, partagent les normes ambiantes et veulent réellement un emploi ? Les attentes sous-jacentes qu'évoquent les tenants de l'autre option ne sont-elles pas purement rêvées ou, à tout le moins, considérablement enfouies ? Ne veulent-ils pas prendre les chômeurs en otage d'un changement social auquel eux-mêmes aspirent mais qui n'est guère celui attendu par les chômeurs ? Enfin, n'est-ce pas en donnant du travail à tout le monde que l 'on peut le plus facilement remettre en cause la valeur travail, dans la mesure où les individus ne recherchent jamais autant un "bien" que lorsqu'ils ne l'ont pas?

 

On pourrait mettre en exergue une polarisation semblable si l'on s'intéressait au lien entre lutte pour l'emploi et lutte pour l'émancipation féminine. Certains affirmeraient que cette émancipation passe bel et bien par l'emploi. D'autres prétendraient qu'en adoptant cette voie, on étouffe l'essentiel de la force de changement social des femmes.

 

En fait, aucune des deux options, prise séparément, ne nous apparaît défendable. Ne serait-il pas préférable de considérer l'exclu ou le dominé comme étant simultanément porteur d'une part d'un manque à combler par l'emploi socialement valorisé et d'autre part d'aspirations à des normes novatrices, à la production desquelles il devrait pouvoir participer ? Il faudrait, dès lors, réfléchir à la combinaison des politiques proposant des processus d'adéquation aux normes et de celles promouvant la remise en cause de celles-ci.

 

 

3. Sous la demande d'emploi, quelles aspirations?

 

Le détour par une analyse des attentes sous-jacentes à la demande d'emploi nous aidera à préciser notre pensée. Pour ce faire, nous envisagerons les rapports existant entre la demande d'emploi et les aspirations sous-jacentes, d'une manière qui permette de construire des critères d'évaluation des politiques. Un tel objectif nécessite une grille conceptuelle apte à relier l'analyse "micro" des attentes et l'analyse "macro" des politiques et des phénomènes sociaux. On trouve peu d'analyses allant dans cette direction, tant chez les économistes, qui refoulent les aspirations dans les préférences souvent considérées comme données, que chez les psycho-sociologues, qui traitent la question des attentes à un niveau exclusivement micro-social, ou chez les sociologues, peu enclins à combiner les analyses empiriques sur les valeurs ou les aspirations avec les analyses théoriques sur les changements sociaux. Pour tenter de faire le lien entre le micro et le macro, la meilleure démarche nous semble être celle de Georg Simmel, philosophe et sociologue allemand du début du XX° siècle, visant à mettre en exergue les formes sociales auxquelles recourent les individus en vue de composer avec les tensions de vie qui les habitent.

 

3.1. Désir d'autonomie et de reconnaissance

 

Nous formulons l'hypothèse que l'emploi salarié est une forme sociale adaptée à la composition de deux désirs en tension : le désir de reconnaissance, et celui d'autonomie, c'est-à-dire d'une vie guidée par des normes de référence personnelles. Bien sûr, les aspirations sous-jacentes à la demande d'emploi ne peuvent être résumées à ces deux désirs en tension, mais nous pensons que ceux-ci constituent l'une des structures essentielles de la demande d'emploi, à laquelle beaucoup d'attentes peuvent être raccrochées.

 

Ces désirs d'autonomie et de reconnaissance sont en tension parce qu'ils orientent l'individu dans des voies opposées. Le premier pousse l'individu à rejeter les normes ambiantes ou du moins à limiter leur emprise sur ses actes et pensées, tandis que le second le pousse à s'aligner sur ces normes, à les respecter et à montrer qu'il les respecte bien. Bien plus, le désir de reconnaissance l'empêche d'être libre du regard que portent sur lui les autres hommes, alors que la volonté farouche d'indépendance compromet l'assouvissement de son désir de reconnaissance ou d'acceptation. L'homme tente dès lors, en général, de concilier ces deux pôles.

 

Historiquement parlant, cette tension n'a pas habité l'homme de tout temps, du moins pas de manière aussi répandue et vive qu'actuellement. Au fil du développement de la modernité, de plus en plus d'hommes et de femmes sont sortis d'une immersion dans des systèmes sociaux basés sur l'appartenance et dans lesquels l'aspiration à l'autonomie avait peu de place. Ils ont ainsi été confrontés à la tension existentielle entre autonomie et reconnaissance, en quelque sorte démocratisée par la modernité.

 

3.2. La force attractive de l'emploi

 

Selon notre hypothèse, la force attractive de l'emploi tiendrait alors au double fait qu'un grand nombre d'individus sont effectivement "travaillés" par cette tension entre désir d'autonomie et de reconnaissance et que l'emploi leur apparaît, plus ou moins consciemment, comme un mode adéquat de "gestion" de cette tension. La perception de cette adéquation résulterait du fait que l'emploi distribue des signes de reconnaissance très performants et contient des vecteurs particulièrement efficaces pour aider l'individu dans sa quête d'autonomie.

 

Plusieurs traits caractéristiques de l'emploi ne lui sont pas spécifiques et le rapprochent de nombreuses activités non rémunérées. Ainsi en est-il des relations avec d'autres individus, relations en elles-mêmes potentiellement initiatrices de reconnaissance ou d'autonomie (le contact avec des individus vivant selon d'autres normes favorise une prise de distance par rapport aux normes des autres sphères de vie dans lesquelles est impliqué l'individu). Comme beaucoup d'autres activités, l'emploi est également le moment de la production d'un bien ou d'un service pouvant être déclencheur d'une reconnaissance non monétaire. Ces deux traits ne sont pas spécifiques à l'emploi. Ils ne peuvent donc expliquer sa force attractive particulière. Celle-ci, pensons-nous, est intimement liée au salaire, noyau dur du potentiel de reconnaissance inclus dans l'emploi, et important vecteur du développement de l'autonomie dans les sphères hors travail.

 

— Comparativement à une activité non rémunérée, l'emploi, de par l'existence d'un salaire, est porteur d'une plus grande force de reconnaissance, et ce pour deux raisons:

 

1. Le salaire est d'abord l'expression d'une reconnaissance de la qualité de la personne, parce que chacun sait que l'employeur est tenu, en raison de la concurrence dont il est l'objet (ou, dans une moindre mesure, de la pression sociale pour l'efficacité des services publics), de veiller à la rentabilité de son entreprise. Même si l'on sait que la sélection ne repose pas seulement sur des critères de compétence et que ces derniers ne prennent pas en compte, loin s'en faut, l'ensemble des traits humains positifs, il apparaît généralement évident que la détention d'un emploi témoigne d'une valeur humaine minimale. Cette évidence apparaît encore plus partagée en période de crise, lorsque tout employeur est contraint à être plus sélectif.

 

2. Le salaire est ensuite le signe que l'activité de la personne correspond à un besoin. Il est le signe d'une utilité sociale : si la personne est rémunérée, c'est en fin de compte parce qu'une autre a été demandeuse du produit ou service auquel a contribué le travailleur. Même si l'on n'ignore pas que la publicité génère des besoins artificiels et que de nombreux besoins non solvables sont parfois plus criants que des besoins solvables, il n'en reste pas moins que le consentement à payer le bien ou le service signifie que celui-ci a quelque utilité. Il évoque également le respect d'un équilibre entre la contribution de l'individu et sa rétribution.

 

Le salaire apparaît donc comme une manifestation, encore fort peu remise en cause, des qualités de l'individu et de son utilité sociale. Ainsi, est-il vecteur de reconnaissance sociale, en dehors même du fait qu'il permet l'accès à la consommation, autre vecteur de reconnaissance.

 

— Le salaire est aussi vecteur potentiel d'autonomie. Et ce, pour trois raisons essentielles:

 

1. Tout d'abord, il est le signe le plus marquant d'une contractualisation des relations entre l'employeur et l'employé, mettant ainsi une limite à l'emprise que pourrait exercer l'employeur dans la sphère du travail.

 

2. Mais davantage, l'argent reçu permet au travailleur de développer des relations contractuelles en dehors de la sphère du travail. L'argent est la manière la plus communément admise de signifier qu'on veut clôturer l'échange, le limiter à un temps, un espace et un objet donnés: dès que le bien est acquis ou le service rendu, on est ainsi quitte de l'autre. On risque peu d'être mis à sa merci et, en tout les cas, moins que dans une relation régie par les règles complexes du don-contre-don.

 

3. La troisième raison pour laquelle le salaire est vecteur d'autonomie est le fait qu'il permet à l'individu de pouvoir "gérer" ses relations "totales" (non clôturées), parmi lesquelles, et en premier lieu, ses relations familiales ou amoureuses. L'argent facilite la sortie de relations totales. Il permet aussi d'agir sur les caractéristiques de ces relations par le recours à des services situés dans le cadre de relations contractuelles. Par exemple, les services de médecins, de psychanalystes, d'avocats permettent à l'individu d'agir sur les caractéristiques de ses relations totales et d'y acquérir une plus grande autonomie.

 

— Le salaire est enfin mode d'accès à la consommation, lieu où l'individu peut combiner à l'infini, et d'une manière appropriée à son entourage spécifique, les signes d'autonomie et de reconnaissance. La consommation permet à la fois d'afficher une autonomie et de gagner une reconnaissance. Comme l'a bien montré Simmel, il est possible à l'individu, à travers les mécanismes complexes de la mode et de la consommation, de se distinguer du groupe et de marquer son appartenance, de jouer en quelque sorte "sur les deux tableaux" simultanément, de manière à être reconnu et accepté en vertu ou en dépit de sa différence.

 

Ces multiples apports de l'emploi suffisent souvent à compenser le manque d'autonomie ou de reconnaissance dont bénéficient certains travailleurs dans la sphère du travail elle-même. Brimades et humiliations douces vécues dans le cadre de son travail ne les empêchent pas d'espérer que ce travail apportera un petit "plus" exportable dans d'autres sphères de vie.

 

Certains de ces traits énumérés ne sont pas spécifiques à l'emploi : des activités non rémunérées peuvent remplir certaines des fonctions décrites; des allocations peuvent, quant à elles, donner accès au vecteur argent. La spécificité de l'emploi, sa force eu égard à la tension existentielle, tient au fait qu'il couple activité et argent, ce qui, d'une part, ajoute un surcroît de reconnaissance sociale et, d'autre part, légitime davantage l'argent reçu.

 

On peut donc faire l'hypothèse que l'activité rémunérée est une forme sociale particulièrement appropriée à la tension entre autonomie et reconnaissance, parce qu'elle combine activité et rémunération et qu'elle est en contact intime avec deux autres formes sociales efficaces du point de vue de cette tension : l'argent et la consommation.

 

3.3. Les limites de l'emploi

 

Cependant, cette forme sociale de l'emploi, combinée à celles de l'argent et de la consommation, n'est pas sans limites du point de vue même de la tension entre autonomie et reconnaissance. L'emploi ne résout qu'imparfaitement la tension entre désir d'autonomie et désir de reconnaissance. Ses limites tiennent à la hiérarchisation des emplois, à l'expansion de la contractualisation des relations et à la superficialité de l'autonomie et de la reconnaissance généralement atteintes par cette voie.

 

La reconnaissance acquise dans le cadre de l'emploi est intimement liée à la hiérarchisation de la sphère de l'emploi, ordonnée selon le critère du rendement. L'emploi n'acquiert sa puissance en tant que vecteur de reconnaissance que parce qu'il est fortement hiérarchisé sur base de divers signes dont celui du salaire. Non hiérarchisée, la sphère du travail rémunéré perdrait de son efficacité du point de vue de la reconnaissance sociale. Mais cette hiérarchisation, impliquant une lutte pour les meilleures places, contrecarre partiellement l'objectif d'autonomie en ce sens que l'accès à cette reconnaissance exige toute l'énergie, la polarisation du travailleur, rendant difficile la reconnaissance sous d'autres critères ou le dégagement de temps pour des relations hors marché.

La seconde limite des formes sociales mises en place est l'expansion continue d'un type particulier de relations sociales, à savoir celles qui sont limitées à un temps, un espace et un objet donnés. Relations que nous qualifions de contractuelles. La diffusion du couple "désir d'autonomie - désir de reconnaissance" et des formes sociales qui lui sont liées s'est appuyée sur la généralisation de ce type de relations, allant de pair avec une progressive remise en cause des fondements des systèmes d'appartenance. Mais, certaines caractéristiques de ces systèmes continuent à être recherchées, particulièrement les relations totales. Nous proposons ce terme en opposition à celui de relations contractuelles, afin d'évoquer les relations mêlant différentes rationalités et structurées par la logique du don-contre-don mise en exergue par Marcel Mauss. Celles-ci sont des relations de l'incertitude et du risque, puisqu'on ignore toujours quand et comment elles peuvent se terminer, sur quoi elles portent exactement et qui se trouve dans la position d'être en droit de recevoir. Or, les formes sociales mises en place pour gérer les tensions entre autonomie et reconnaissance promeuvent "naturellement" le développement des relations contractuelles. Certes, cela ne signifie pas la mort des relations totales mais leur recomposition et bien souvent leur enrichissement : la coexistence de relations contractuelles et totales permet d'éviter une part du caractère contraint et enfermant des relations totales, en élargissant le choix des personnes avec qui sont tissées des relations de ce type et en autorisant le recours à des relations contractuelles pour agir sur les relations totales. Cependant, il existe un seuil : à partir du moment où il est trop facile de mettre un terme à des relations totales, les caractéristiques fondamentales de celles-ci se volatilisent, au point que les relations totales deviennent, elles, aussi contractuelles. Or, nous pouvons faire l'hypothèse que ces relations totales sont le lieu principal dans lequel l'homme peut vérifier la réalité de son autonomie et espérer être pleinement reconnu pour la totalité de ce qu'il est.

 

Dernière limite, et non des moindres, l'autonomie que la forme sociale permet d'atteindre se réduit à ce que nous appellerons une autonomie primaire, c'est-à-dire une autonomie qui peut s'accommoder d'un fort désir de reconnaissance, l'autonomie secondaire étant celle de l'homme en accord avec lui-même en tous lieux et ne se sentant pas le besoin de quémander l'assentiment de l'autre. L'autonomie de l'homme contemporain réside essentiellement dans sa capacité à jouer avec les codes et les rôles spécifiques à certaines sphères, à articuler entre elles diverses micro-autonomies et micro-dépendance, par exemple en s'autonomisant dans une sphère tout en s'alignant sur les normes dans une autre, ou en utilisant l'accès à un statut reconnu pour diversifier son réseau de relations et ainsi accroître son autonomie.

 

 

4. Le plein emploi: un objectif à replacer dans un cadre plus large

 

Des analyses précédantes, nous déduisons quelques conclusions sur base desquelles nous tenterons, dans le point 5, d'évaluer les politiques et les propositions.

 

Même si le salaire est un composant essentiel de l'emploi, expliquant une part importante de l'efficacité de celui-ci en tant que réponse à la tension entre désirs d'autonomie et de reconnaissance, il n'en reste pas moins que l'efficacité d'une rémunération isolée des autres caractéristiques de l'emploi est sensiblement réduite. L'argent perçu en dehors de l'activité professionnelle perd l'essentiel de sa force de reconnaissance et ne peut, à lui seul, favoriser l'autonomisation. Celle-ci, en effet, ne se fonde pas seulement sur l'argent mais aussi sur la diversification de relations inscrites dans des sphères relativement indépendantes les unes des autres, abritant des logiques et des normes différentes. Il ne suffit donc pas de rémunérer les personnes sans travail pour rencontrer leurs aspirations, sauf si elles peuvent, sans transiter par l'emploi, avoir accès à d'autres vecteurs de reconnaissance et diversifier leurs lieux de vie, ce qui est illusoire dans une société où l'absence du "passeport" emploi rend difficile l'obtention d'une reconnaissance minimale favorable à l'élargissement du champ des relations.

 

Théoriquement, le salaire pourrait jouer un rôle moindre en matière de reconnaissance, puisque l'accès à un poste de travail dans un marché fortement concurrentiel est déjà en soi un signe de reconnaissance des qualités de celui qui l'a obtenu. Dès lors, on pourrait imaginer qu'il serait moins nécessaire d'ajouter à cela un signe salarial résultant d'une forte hiérarchie des salaires nets, et ce d'autant plus que la contribution monétaire à la collectivité (les prélèvements) pourrait être, elle aussi, valorisée socialement.

 

Mais, pour l'heure, il n'est pas envisageable d'augmenter l'écart entre le revenu net et le prix que l'employeur est prêt à payer pour s'adjoindre les services du travailleur. L'augmentation du prélèvement sur les hauts salaires et une moindre hiérarchisation des salaires nets se heurte à une série de problèmes. C'est le lien entre hiérarchisation des salaires et reconnaissance qui fonde la résistance des travailleurs. Celle-ci est soutenue par des rapports de forces et une idéologie affirmant que la collectivité a tout à perdre de trop importants prélèvements. Cette dernière affirmation est exacte mais seulement — et c'est en cela qu'elle est idéologique — parce que l'on se situe dans une société n'évaluant les effets qu'en termes d'efficacité économique et accordant au revenu une fonction prédominante dans la résolution des tensions existentielles. De fait, la collectivité — et plus particulièrement les exclus — n'a guère à gagner d'un plus fort prélèvement, dans le contexte et selon les critères d'évaluation actuels. Une telle mesure pourrait, en effet, développer les rémunérations "au noir", ce qui signifierait que la masse monétaire à redistribuer aux non-travailleurs n'augmenterait pas, alors qu'elle est un important vecteur d'autonomie.

 

En outre, la contraction de la hiérarchisation des salaires et des statuts professionnels pourrait induire des réactions visant à compenser l'uniformisation salariale par le recours à d'autres critères de différenciation, peut-être plus subtils, mais à peine moins efficaces en ce qui concerne la hiérarchisation, la reconnaissance et la stigmatisation. Ainsi, la dépendance de revenus provenant des travailleurs, même acceptée par ceux-ci, pourrait être vécue comme dévalorisante si des mécanismes de reconnaissance de l'apport social des non-travailleurs ne sont pas mis en place.

 

L'accès à un emploi sur un marché où les individus sont en compétition est et restera donc, pour beaucoup d'hommes et de femmes, un mode essentiel d'accès à la reconnaissance et à l'autonomie. Tant que le contexte social n'aura pas changé, il restera indispensable de développer le nombre de postes de travail, en se limitant cependant aux postes pouvant remplir les fonctions "autonomie-reconnaissance" mieux qu'une allocation sans travail. Les postes de travail ne peuvent donc être sous-payés, ni être associés à des sous-statuts, ni avoir un contenu dévalorisant, ni être réservés à des chômeurs. Mais, corrolairement, cela implique que les exigences de rendement seraient maintenues. Dès lors, la difficulté d'insertion professionnelle des personnes les moins performantes reste entière, et les efforts développés en matière de formation ne suffisent pas à répondre à ce problème.

 

On le voit, l'emploi, pour être fondamental, est insuffisant. Si l'on veut maintenir ses caractéristiques essentielles, il semble difficile de proposer un emploi à tout le monde et ainsi de supprimer toute exclusion. L'emploi ne peut donc être la seule voie de concrétisation des désirs d'autonomie et de reconnaissance.

 

Dès lors, le problème-clé réside dans la difficulté à faire émerger de nouveaux critères et vecteurs de reconnaissance socialement partagés, susceptibles :

— d'inciter les travailleurs à "miser" davantage sur le non-travail ou à accepter une baisse de leur rémunération si celle-ci est élevée, ce qui permettrait de réduire la pression sur le marché du travail et les résistances en matière de partage des revenus;

— de faire apparaître les apports sociaux potentiels ou réels des personnes sans emploi, afin de légitimer les transferts monétaires qui leur seraient destinés;

— enfin, de permettre aux non-travailleurs de disposer davantage de chances d'être reconnus dans leur environnement particulier.

En outre, ces critères et vecteurs de reconnaissance ne devraient pas aller à l'encontre de la recherche d'autonomie.

 

Pour développer ces nouveaux critères et vecteurs de reconnaissance, deux leviers potentiels existent: l'insatisfaction des "inclus" pris dans le cycle de la transformation du désir en bien de consommation et la frustration des exclus ayant perdu l'espoir d'une insertion par le travail. Il existe un réservoir d'insatisfaction, mais débouchant moins sur des efforts collectifs en vue de diversifier les critères de reconnaissance sociale que sur des efforts individuels qui, du côté des inclus, portent sur l'accès à une autonomie et une reconnaissance moins superficielles ou sur l'entrée en relation avec ceux qui ne disposent pas des attributs socialement reconnus.

 

 

5. Evaluation des politiques et des propositions

 

En résumé, il apparaît que, face aux problèmes du chômage et de l'exclusion, il faille tenter de combiner quatre axes d'intervention:

— promouvoir la création d'emplois et l'accès à ceux-ci, parce qu'ils sont appropriés au moins partiellement à la "gestion" de la tension entre autonomie et reconnaissance;

— permettre une rémunération non stigmatisante des non-travailleurs, le revenu individuel étant un élément certes partiel mais indispensable dans la recherche de l'autonomie;

— promouvoir d'autres médiums d'échange que l'argent, compatibles avec les attentes, susceptibles de réduire la pression sur le marché de l'emploi et le médium monétaire, et permettant aux non-travailleurs de pouvoir être reconnus selon d'autres critères que celui de l'emploi;

— développer la création de nouvelles formes de concrétisation des attentes, permettant de sortir du cycle désir-besoin-consommation-argent-emploi.

 

 

5.1. Un meilleur accès aux emplois de qualité

 

Les politiques d'emploi néo-libérales vont résolument à l'encontre des objectifs définis ci-dessus. Si elles sont assurément le moyen le plus radical pour réduire le nombre de demandeurs d'emplois, elles le font au détriment d'une qualité de l'emploi et n'offrent, dès lors, à beaucoup de travailleurs qu'une réponse fort peu adéquate pour la résolution de leurs attentes. En outre, l'idéologie sur laquelle elles reposent renforce la perception de l'emploi comme voie exclusive de concrétisation des attentes.

 

Les politiques néo-keynésiennes sont plus respectueuses de l'objectif de promotion d'emplois de qualité. Mais, en mobilisant la société sur l'objectif emploi, elles négligent les autres pistes et, sans doute même, dressent des obstacles pour leur concrétisation. On peut notamment craindre que cette option, basée sur la croissance, ne fasse que renforcer le cycle désir-manque-besoin-consommation, réponse superficielle aux tensions entre autonomie et reconnaissance et productrice d'exclusion. En outre, la difficulté à promouvoir les emplois dans les créneaux actuels conduit de plus en plus à proposer une expansion de la sphère des échanges monétaires à des domaines jusqu'ici préservés de tels types de relations. Or, cette expansion ne va pas sans poser question. Deux pistes tentent d'éviter cette expansion ou d'en conjurer les effets négatifs : il s'agit de la redistribution du travail et de l'économie solidaire, qui cherchent à créer des espaces favorables à l'émergence de nouvelles formes de concrétisation des attentes.

 

En matière de redistribution du travail, quantité de variantes existent, de la plus libérale à la plus autoritaire. Cette dernière version est fondée sur le présupposé que l'emploi demeurera encore très longtemps un facteur d'intégration et de citoyenneté, et que la redistribution du travail, au contraire de l'allocation universelle, offre plus de garantie de revenu aux plus faibles puisqu'elle évite de casser le lien entre contribution et rétribution. Elle affirme, par conséquent et de manière logique, le droit et le devoir de chacun d'avoir un emploi. Elle affirme également que la liste des catégories d'activités pouvant faire l'objet d'un emploi ne peut être allongée, sous peine de marchandiser des activités qui perdraient de ce fait l'essentiel de leurs caractéristiques. Cette proposition conduit à réduire le temps de travail pour tous. Mais rien n'indique que le temps libre sera consacré à autre chose que la consommation ou le travail au noir et non, comme le souhaiteraient les auteurs de ces propositions, à des activités autonomes contribuant notamment à réduire l'isolement des personnes non actives et couvrant, d'une manière plus adéquate que le marché, les besoins non marchandables ou non solvables. Pour être praticable et pour avoir les impacts positifs espérés, ne doit-il pas y avoir, préalablement ou parallèlement, un travail de remise en cause de la forme dominante de concrétisation des attentes, sous peine de voir peu d'engouement à accepter les mesures, beaucoup d'entrain à contourner les lois et beaucoup de résistance à accepter des transferts de revenus, pourtant indispensables au lancement de la redistribution du travail pour compenser les pertes salariales des moins qualifiés?

 

Au contraire de la redistribution du travail, partiellement fondée sur une analyse restrictive de l'emploi perçu seulement comme le lieu de la nécessité, la proposition d'un développement d'un secteur d'économie solidaire affirme que l'emploi est dores et déjà le lieu d'une hybridation entre la logique de marché et d'autres logiques, et que le champ des services de proximité est propice à l'approfondissement de cette hybridation. Cette piste valorise l'émergence d'activités économiques favorisant des dynamiques de socialisation. Ces activités articuleraient le recours au marché, les relations de réciprocité et l'intervention des pouvoirs publics. Ces projets seraient élaborés avec le souci constant de contribuer au développement local par la création de dynamiques collectives et de rapports nouveaux entre prestataires, usagers et partenaires. En dépit de la pression sociale voulant créer à tout prix des emplois, ces projets ne peuvent avoir pour seul objet la création d'emplois, sous peine de perdre leur spécificité par rapport aux emplois classiques et de ne pas contribuer à l'émergence d'une synergie entre l'économique et le social. A cette condition, ces projets peuvent être un des lieux d'innovation et d'expérimentation de nouveaux liens sociaux, mêlant les catégories d'usager et de prestataire, les relations contractuelles et totales, ainsi que les logiques de marché, d'Etat et de réciprocité.

 

5.2. Une rémunération non-stigmatisante des non-travailleurs

 

Ces pistes de développement de l'emploi ou de meilleure répartition des postes de travail n'empêchent pas de prêter attention aux systèmes capables d'assurer un revenu non stigmatisant aux non-travailleurs, ce à quoi ne répondent que très partiellement les systèmes d'indemnisations actuels.

 

Le déploiement d'un système d'allocations conditionnées à une liste d'activités bénévoles, le plus souvent exercées dans la sphère familiale, pourrait être susceptible de légitimer le transfert de revenus des travailleurs aux non travailleurs. Sans doute apparaîtrait-il relativement légitime de verser une rémunération à la personne s'occupant de ses enfants, de ses vieux parents, ou bénévolement des vieux de son quartier.... Mais une telle voie n'est guère vecteur d'autonomie. Car, dans un contexte social où les rôles masculins et féminins demeurent encore fort distincts, un tel système risque de conduire la femme à être enfermée durablement dans un réseau de relations étroit. De plus, un tel système introduit des rapports marchands dans les relations "totales", risquant dès lors de pervertir fortement l'apport spécifique de ce type de relations. Autre désavantage : ce système ne résout pas le sort de nombreuses personnes ne pouvant ou ne voulant pas se prévaloir de telles activités reconnues. Enfin, il est extrêmement difficile d'établir des critères discriminants qui soient justes : sur quelle base décréter que telle activité donne lieu à une allocation et que telle autre n'y donne pas droit ?

 

La lutte pour l'accès de chacun à un revenu inconditionnel du type de l'allocation universelle apparaît plus pertinente. Celle-ci tente de définir des critères susceptibles de faire accepter une rétrocession plus grande du revenu du travail et le principe d'une allocation inconditionnelle. En outre, elle prétend améliorer l'accès à l'emploi (du fait que des travailleurs quitteraient au moins pour partie la sphère du travail en raison de l'existence d'une rémunération garantie, et du fait que l'allocation non conditionnelle autoriserait la baisse du coût du travail peu qualifié). Toutefois, la modification des critères de reconnaissance sociale semble être un préalable plutôt qu'une conséquence attendue et ce, pour deux raisons au moins. D'une part, si une allocation universelle d'un niveau suffisant peut partiellement prendre le relais de l'emploi pour ce qui concerne les attentes d'autonomie, ce n'est pas du tout le cas pour les attentes de reconnaissance. Il est dès lors probable qu'en l'absence d'innovation en matière de critères de reconnaissance sociale, l'emploi sera toujours aussi assiégé et que la plupart des non-travailleurs souffriront toujours d'être aussi peu reconnus. Les emplois peu qualifiés qui leur seront proposés en plus grand nombre vu la baisse du coût du travail, ne pourront guère, eux non plus, combler les attentes de reconnaissance. D'autre part, sans modification des critères de reconnaissance sociale, l'efficacité d'une allocation universelle en matière d'autonomie, liée fortement à la hauteur des allocations, risquerait, elle aussi, d'être compromise. Tant que la hauteur de la rémunération demeurera un puissant vecteur de reconnaissance et tant qu' on ne pourra faire admettre la qualité de l'apport des non travailleurs par l'émergence de nouveaux critères d'évaluation de l'apport de chacun à la société, il sera impossible de garantir la loyauté des personnes finançant le système. Aux yeux de celles-ci, ceux qui ne vivent que de l'allocation universelle continueront à apparaître comme des profiteurs, d'autant que le discours entourant l'allocation universelle renforce l'idéologie attribuant le comportement de chacun à un libre choix rationnel.

 

Si l'on veut pouvoir établir une rémunération des personnes sans travail qui ne soit pas stigmatisante et atteigne une hauteur suffisante, il est nécessaire de développer les analyses démontrant l'apport social de ces personnes. C'est en se plaçant — mais de manière subversive — dans la logique de l'équilibre entre contribution et rétribution qu'ont peut espérer fonder les meilleurs arguments pour un système d'allocation inconditionnelle. Les arguments sécuritaires (brandir la menace du soulèvement des exclus sans revenus), la référence aux besoins minimaux des ménages sans travail, la théorie de la justice ou la référence aux attentes individuelles ne pouvant être comblées que par un accès minimal au revenu, ne peuvent suffire à convaincre. Il est nécessaire de faire la démonstration que l'apport des non-travailleurs à la société n'est pas nécessairement moindre que celui des travailleurs. Un tel projet pourrait conduire à verser rapidement dans une entreprise de comptabilisation monétaire des activités non monétaires, éventuellement complétée par un décompte des activités qui seraient nuisibles. Certes, le langage monétaire est assurément le plus exploitable au niveau politique mais il conduit à mettre sur pied d'égalité des logiques différentes, ouvre la voie à une marchandisation des activités réciprocitaires et conduit davantage à des systèmes d'allocations conditionnelles qu'inconditionnelles. Il conviendrait plutôt de réinterroger le concept d'apport à la société, en montrant que les critères fondant la distinction habituelle entre ceux qui contribuent et ceux qui ne le font pas sont très fragiles. Il conviendrait aussi de montrer que l'accès de tous à un revenu non stigmatisé permet de dégager une énergie et une créativité sociale jusqu'alors contenue.

 

5.3. D'autres médiums d'échange

 

Le recherche d'autonomie et de reconnaissance peut trouver une issue partielle dans le développement de médiums aussi souples et neutres que l'argent, mais ayant une efficacité similaire pour ce qui est du développement de l'autonomie et de l'intégration. Dans cette perspective, le médium le plus prometteur semble être celui de l'information, du fait du développement des systèmes autorisant l'interactivité entre individus. La capacité pour chacun de produire de l'information et de la diffuser à un coût très bas, d'avoir accès à une masse infinie d'informations sélectionnables selon ses besoins, est potentiellement vecteur d'autonomie et de reconnaissance. En pouvant livrer, dans un réseau accessible à tous, ses opinions, expériences, compétences ou demandes, et en pouvant lui-même accéder aux réponses, opinions, compétences ou expériences d'autrui sans que des barrières statutaires puissent s'interposer, l'individu multiplie ses chances d'entrer en contact avec des personnes ou des groupes susceptibles de reconnaître ses qualités. Il multiplie également ses chances d'être confronté à des systèmes de valeurs diversifiés, induisant une relativisation des normes auxquelles il est soumis. De telles options contribuent cependant, comme les formes sociales actuelles, à ouvrir la voie à la multiplication des relations contractuelles, peut-être au détriment des relations totales. En outre, il est probable que l'accès au médium information pourrait être, si l'on n'y veille, aussi restrictif et discriminant que l'accès au médium argent. Des études et actions expérimentales devraient être menées sur ce point. Des projets tels que celui des Arbres de Connaissance (l'université sans distance), présenté en France par Michel Serres, vont dans ce sens.

 

5.4. De nouvelles formes de concrétisation des attentes

 

Il importe enfin de chercher quelles sont, en dehors de l'emploi, les autres pistes permettant d'assouvir les attentes sans tomber dans le cycle où le désir est transformé en besoin, lui-même comblé par des biens de consommation, appelant le recours au vecteur monétaire, essentiellement accessible par l'emploi.

Pour ce faire, il n'y a pas d'autre solution que de redynamiser le débat social. Il s'agit d'abord de permettre à des individus et à des groupes de tracer des chemins entre leurs aspirations et les données macro-sociales. Pour cela, il faut repenser l'activité de recherche en sciences sociales de même que l'action des multiples intervenants sociaux. Chercheurs et intervenants devraient inclure dans leur démarche l'écoute des attentes, l'approfondissement de cette expression et la recherche de formes de concrétisation alternatives.

 

Il faut ensuite ouvrir des lieux où ces expressions peuvent être confrontées les unes aux autres. Des lieux de dialogue démocratique qui recherchent un accord à somme positive, accord auquel ne peut parvenir le seul marché.

 

 

Transformer l'essai?

 

Nous avons cherché, à travers ce texte, à éclairer la question de la priorité à l'emploi, question généralement tabou tant est prégnante l'idéologie de l'emploi comme réponse évidente aux attentes individuelles et aux problèmes sociaux. Nous croyons avoir montré que cette question devait être recontextualisée.

 

L'analyse que nous avons faite reste encore fort tâtonnante dans sa tentative de lier ensemble des discours philosophiques, économiques, sociologiques et psychologiques. L'argumentation présente certainement quelques failles et de nombreux concepts demeurent encore flous. Mais notre ambition était d'ouvrir une brèche dans les discours trop unanimes. Il s'agit d'un essai. Nous vous invitons à nous aider à le transformer.

 

 

 

Bernard Delvaux et David de la Croix,

 

en collaboration avec Emmanuel Belin,

Michel Genet et Marthe Nyssens.

 

 

Ce texte a été écrit à l'issue de cinq séances d'un séminaire consacré à la question, mais n'en est pas un résumé fidèle. Sans que cela engage leur responsabilité dans le contenu du texte, nous tenons à remercier ceux qui, occasionnellement ou de manière continue, ont participé à ce séminaire: Jean-Charle Ameels, Thérèse-Marie Bouchat, Michel Canivet, Bruno Carton, Patrick Chaussepied, Benoît Dave, Jean De Munck, Philippe De Villé, Michel de Vroey, Jacques Delcourt, Christophe Derenne, Thierry Dock, Jacques Drèze, Jean-François Fagnard, Sabine François, Anne-Françoise Genel, Henri Houben, Jean-Pierre Indot, Jean-Louis Laville, Robert Leroy, Maritza Lopez, Paul Mandy, Christian Maroy, Raphaël Paré, Pierre Picard, Jocelyne Pirdas, Marie-Hélène Sanglier, Olivier Sanglier, Marie-Hélène Ska , Charles Van der Vaeren, Isabel Yepez.