"L'emploi, objectif prioritaire?"

débat à propos du texte

 

 

 

Parmi les thèmes abordés au cours du séminaire consacré au travail, deux questions principales ont été traitées. L'une porte sur les conditions de faisabilité politique du développement de l'emploi, l'autre sur les facteurs de stigmatisation de certaines catégories d'emploi.

 

 

1. Faisabilité politique

 

Des éléments d'analyse ont été proposés pour expliquer le paradoxe selon lequel l'emploi n'est pas l'objectif prioritaire des politiques publiques bien qu'il soit déclaré prioritaire par tous les acteurs. Selon divers intervenants, la nécessité d'une redistribution des revenus, l'exigence d'une prise en compte des externalités et la nécessité d'un allongement de l'horizon temporel des agents sont des éléments expliquant les blocages actuels et la difficulté de mise en oeuvre de politiques favorables à l'emploi.

 

 

1.1. Réduire le chômage requiert une importante redistribution de revenus

 

Il est faux de croire que la réduction du chômage peut se réaliser à structure de revenus inchangée. C'est sans doute une raison importante pour laquelle il est si difficile de dégager une majorité en faveur de telle ou telle politique. Quelques canaux importants de redistribution sont les suivants:

 

a. Entre les rentiers et le reste de l'économie.

Les taux d'intérêts réels à long terme particulièrement élevés sont un frein considérable à la promotion de l'emploi. Une politique visant à promouvoir la création d'emplois de qualité a besoin d'une réduction de ces taux d'intérêts. Par ailleurs, des taux élevés bénéficient à ceux qui ont un avoir important sous forme mobilière. Réduire le chômage implique donc une redistribution des revenus des "rentiers" vers les autres agents de l'économie.

 

b. Entre les travailleurs et les chômeurs.

Toutes les mesures faisant appel soit à une modération salariale directe soit à une réduction du temps de travail avec baisse de salaire impliquent une redistribution de revenus de ceux qui travaillent vers ceux qui trouveraient un travail grâce à ces mesures. En général, une baisse du temps de travail entraîne une contraction de l'échelle des salaires.

 

c. Entre différents secteurs de l'économie.

Si l'on finance une partie de la sécurité sociale sur base de taxes sur la valeur ajoutée des entreprises plutôt que sur leur masse salariale, comme cela a souvent été proposé, un transfert de ressources s'opère des secteurs ayant une technologie intensive en capital (électricité, ...) vers les secteurs ayant un technologie intensive en main d'oeuvre (textiles, construction ...).

 

d. Entre les consommateurs et les chômeurs.

Dans le débat concernant le GATT, il est certain que les consommateurs ont intérêt à promouvoir le libre échange pour pouvoir importer des produits à un coût moindre, tandis que les chômeurs et les travailleurs auraient plutôt intérêt à promouvoir le protectionnisme pour défendre l'emploi dans les industries nationales.

 

 

1.2. Réduire le chômage requiert la prise en compte d'externalités

 

En tant qu'employeur, le gestionnaire d'entreprise a intérêt à préserver une "armée de réserve" pour être en position de force par rapport aux offreurs de travail. Le plein emploi ne l'intéresse donc pas. Mais en tant que vendeur, ce même gestionnaire a intérêt à favoriser le plein emploi dans la mesure où celui-ci est positivement corrélé à la consommation. Dans la réalité, la première préoccupation l'emporte sur la seconde. On pourrait ainsi dire que l'entrepreneur sacrifie le niveau d'analyse macro ou "à moyen terme" pour une lecture exclusivement micro et de court terme. Cette perte de sens macro rend impossible une solution du type fordiste, qui pousserait les entreprises à développer la demande dans les marchés où elles produisent via une hausse des salaires.

 

Le même type de raisonnement gommant la prise en compte des externalités peut être observé en matière de sécurité. La corrélation entre montée du chômage et de la pauvreté et augmentation de la criminalité n'est pas prise en compte par les entreprises. Or, il est possible que, même au niveau strictement comptable, il pourrait à terme en coûter moins aux entreprises de contribuer financièrement à une résorption du chômage et de la pauvreté qu'à installer de coûteux systèmes de surveillance.

 

On se trouve donc confronté au fait que les employeurs, mais aussi d'autres acteurs économiques, n'ont plus l'impression d'être dans une société, mais simplement sur un marché. L'impôt et les taxations, avec leur logique plus macro-sociale centrée sur des enjeux collectifs, pourraient être des moyens d'élargir la rationalité des agents économiques, en y intégrant les externalités négatives.

 

 

1.3. Réduire le chômage requiert un allongement de l'horizon temporel des agents

 

Les politiques d'emploi requièrent une redistribution. Or, celle-ci est perçue comme un jeu à somme nulle, ce qui mène au blocage politique. Il faut que les agents perçoivent qu'à terme les effets totaux sont positifs et que beaucoup vont en bénéficier, de sorte qu'une majorité politique se dégage. Ce processus de blocage peut être invoqué pour expliquer le peu d'entrain face aux propositions de réduction des cotisations sociales. A court terme, l'effet d'une telle réduction n'est pas très important et une telle politique implique en outre un moindre contrôle des acteurs sociaux sur la sécurité sociale puisque la part de l'Etat dans le financement des prestations augmente. Si les agents s'étaient rendus compte qu'à long terme le chômage coûte cher et entraîne de toute façon un accroissement de l'intervention de l'Etat et un affaiblissement de la sécurité sociale, peut-être auraient-ils alors été d'accord de réduire les cotisations. L'allongement de l'horizon temporel des agents et la cohérence dynamique des politiques sont cruciaux pour accroître le soutien politique à la lutte contre le chômage.

 

 

2. Stigmatisation d'emplois

 

Le mot stigmatisation revient souvent dans le texte introductif de ce séminaire. Beaucoup d'emplois sont de fait stigmatisés. Et la reconnaissance sociale des emplois créés par une politique d'emploi ou d'insertion professionnelle est bien sûr un élément fondamental d'évaluation de cette politique. C'est sur cette base qu'on critique bien souvent les "entrepreneurs sociaux" cherchant à aider des personnes à se réinsérer professionnellement. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que, d'une part, tout entrepreneur social, et plus largement tout intervenant social, travaille nécessairement dans l'ambiguïté, mêlant confirmation de l'ordre social et changement social, et que, d'autre part, la reconnaissance sociale se joue toujours à deux: celui qui reconnaît et celui qui est reconnu. Or, on peut se demander si certaines élites politiques ou intellectuelles ne contribuent pas à une stigmatisation exagérée de certains types d'emplois, tels que par exemple celui de femme d'ouvrage, pourtant bien plus qualifié que celui d'O.S.

 

Ce problème d'image de certains emplois exerce des effets sur le développement potentiel de plusieurs types d'emplois nouveaux, notamment ceux qui relèvent du domaine des services dits de proximité, de solidarité ou d'utilité collective. Le problème des statuts liés à ces emplois tient surtout à l'image sociale actuellement associée à certaines caractéristiques de ces emplois, qui fait estimer qu'il est scandaleux d'être dans un secteur subventionné, ou d'être payé pour simplement exister (voir par exemple les gardiens) ou encore simplement d'avoir un "revenu fixe", comme le pensent certains paysans invités à changer de forme de rémunération dans une perspective d'entretien de l'environnement.

 

 

 

Emmanuel Belin, David de la Croix et Bernard Delvaux