Relativité de la satisfaction et croissance économique

 

 

David de la Croix et Séverine Deneulin

 

 

Résumé: La majorité des études empiques montrent une absence de relation entre croissance économique au cours du temps et niveau de satisfaction. Nous passons en revue une série de théories permettant d'expliquer pourquoi la croissance économique n'a pas nécessairement un effet positif sur la satisfaction. A la base de ces théories se trouve l'idée que la satisfaction est en partie déterminée sur une base relative, par la comparaison entre son propre niveau de vie et une norme potentiellement endogène, et non sur une base totalement absolue. Dans un second temps, nous menons une étude empirique visant à expliquer les niveaux de satisfaction recueillis par les enquêtes d'opinion dans les pays de la CEE. Le taux de chômage ainsi que le taux de croissance de la consommation semblent être des facteurs importants.

 

 

 

Problématique générale

 

Au cours de l'histoire de l'humanité, on observe une amélioration constante de la situation matérielle des hommes. Particulièrement au cours de ces deux derniers siècles, le niveau de vie moyen a augmenté substantiellement. A nos yeux, les conditions de vie qui prévalaient au dix-huitième siècle nous seraient particulièrement difficiles à assumer. Toutefois, dans quelle mesure les générations actuelles sont-elles mieux, au sens de leur bien-être, que les générations passées ?

 

La conviction que la croissance de la richesse mène à plus de satisfaction est une des pierres d'angle à la fois de la théorie économique mais aussi de la pratique politique. Cependant, les rares études empiriques portant sur le lien entre richesse et satisfaction montrent que cette association est bienplus ambigüe qu'on ne pourrait le supposer à première vue. Les conclusions synthétiques de cette littérature sont les suivantes:

 

Avant d'étudier différentes approches permettant de comprendre la faible relation entre croissance économique et satisfaction, il est utile de se demander ce que l'on entend par richesse et par satisfaction.

 

La majorité des études empiriques mentionnées ci-dessus considèrent le Produit National Brut comme mesure du revenu et donc du flux de richesse. Les défauts de cette mesure sont bien connus et sont liés, entre autre, à la mauvaise prise en compte des biens publics (tels que la qualité de l'environnement, l'infrastructure publique etc ...) et à la présence de l'économie souterraine. De plus, la mesure du PNB par habitant ne reflète qu'une moyenne et ne fournit aucune indication sur la variance des revenus par habitants. Une alternative consisterait à prendre la consommation de biens et services par tête, puisque, théoriquement, c'est bien la consommation qui est source de satisfaction. L'alternative la plus connue aux mesures issues de la comptabilité nationale est celle dite des indicateurs sociaux. Dans cette approche, l'accent est mis sur les résultats (le niveau d'éducation, la morbidité, ...) plutôt que sur le montant des moyens mis en oeuvre pour atteindre ces résultats (Allardt, 1981, Erikson et Aberg, 1987, Hirsch, 1976). L'inconvénient majeur de cette approche est lié à la pondération et à l'agrégation des différents indicateurs sociaux. Certains travaux de recherche tentent cependant de surmonter cet inconvénient (voir par ex. Van der Lijn, 1995).

 

Concernant la satisfaction, sans vouloir entrer dans les considérations philosophiques sous-jacentes et trop vastes que pour être abordées ici, la théorie économique la mesure traditionnellement en termes de préférences individuelles des agents. Ces préférences correspondent à des caractéristiques exogènes des individus et sont décrites, sous certains critères de rationalités, par une fonction d'utilité. Pour l'agent j, cette fonction d'utilité fj transforme un vecteur de consommation de biens et services cjt en satisfaction sjt:

 

sjt = fj (cjt)

 

Le vecteur de consommation n'est pas en soi restreint à des choses matérielles. Bien que l'on puisse s'étonner de la pertinence d'une telle approche, la fonction d'utilité peut inclure des relations sociales, le fait d'avoir des enfants etc...

 

La question de l'agrégation de ces satisfactions individuelles en un concept collectif est étudié par la théorie du choix social. Les préférences individuelles peuvent ne pas correspondre à la satisfaction si les agents manquent de clairvoyance (Loewenstein et Adler, 1995), s'ils sont mal informés (voir les critiques de Ng (1975)) ou simplement s'ils sont irrationnels. Une approche alternative est proposée par Sen (1984, 1987). Selon lui, les préférences subjectives des individus ne peuvent pas être le seul élément pertinent pour mesurer le bien-être. Il souligne que le bien-être doit être lié aux circonstances objectives qui permettent aux individus de remplir certains besoins fondamentaux et d'atteindre un certain standard de vie, spécifique à un environnement spatial et temporel donné.

 

Les théories de la satisfaction relative

 

Les études mentionnées plus haut impliquent, si elles sont valides, le rejet d'au moins une des hypothèses de l'approche habituelle, à savoir que la consommation de différents biens et services se transforme en satisfaction au travers de préférences individuelles exogènes. Plus précisément, notre thèse est que l'hypothèse d'exogénéité des préférences doit être rejetée mais non le principe même de fonction d'utilité. Ceci est en effet cohérent avec Stigler et Becker (1977) qui proposent un série d'exemples (publicité, mode ...) incompatibles avec la stabilité des préférences. Par ailleurs, les modèles basés sur l'idée que les préférences changent au cours du temps en fonction notamment des choix passés semblent à même d'expliquer pourquoi la satisfaction n'augmente pas systématiquement avec la croissance économique.

 

En supposant que les préférences ne sont pas exogènes mais endogènes au système socio-économique, nous faisons de l'utilité un concept partiellement relatif. Cette relativité peut être liée à deux théories différentes:

 

sjt = fj (cjt - ajt)

 

Dans ce contexte, les aspirations seraient une menace pour le bien-être des individus! Veenhoven (1994) souligne les dangers que pourraient engendrerune version trop radicale de cette théorie. Une version plus modérée serait de supposer que la satisfaction dépend à la fois du niveau absolu des réalisations et de leur niveau relatif aux aspirations (Ng, 1980):

 

sjt = fj (cjt , cjt - ajt)

 

Cette théorie permet d'expliquer pourquoi les aspirations augmentent en période de croissance, annulant dès lors l'effet positif de la croissance sur le bien-être (Easterlin, 1973). Dans ce contexte il faut noter que l'éducation peut jouer un rôle important, au sens où les personnes les plus qualifées auront des attentes importantes vis à vis de leur travail ce qui peut engendrer une baisse de satisfaction. Ceci semble cohérent avec les études de Blanchflower et Oswald (1992) et Clark et Oswald (1993) montrant que le niveau d'éducation fait baisser la satisfaction vis à vis du travail.

 

Ces deux théories se rejoignent lorsque l'on suppose que les aspirations des agents sont déterminées par leur propre passé. D'une façon plus générale, on peut imaginer un modèle où la satisfaction instantanée qu'un agent éprouve découle d'une comparaison entre sa situation présente et une norme incorporant trois éléments: (i) la propre histoire de l'agent cjt-1, cjt-2,..., (ii) le situation présente des autres personnes cht et (iii) une norme sociale njt:

 

sjt = fj (cjt , cjt-1, cjt-2, ..., cht , njt)

 

Détaillons ces trois éléments tour à tour.

 

(i) L'idée que l'histoire de consommation d'un agent lui sert de norme de référence a été initialement développée par Duesenberry (1949). Son idée consiste à supposer que le consommateur tire de la satisfaction en comparant son niveau de vie présent avec son meilleur niveau de vie passé. Sa satisfaction sera donc moindre après une période de récession, même si dans le long terme, le revenu augmente constamment. Suite à Duesenberry, de nombreux modèles de formation d'habitudes ont été développés dans la littérature sur la consommation, ce processus de formation d'habitude est lui même sujet à de nombreuses variantes en terme de modélisation (voir par exemple Campbell et Cochrane, 1995).

 

(ii) La comparaison avec les autres est aussi un déterminant potentiellement important du bien-être. En particulier, étant donné l'ensemble des points de comparaison possibles, les personnes proches de soi seront choisies, en raison de leur statut ou de leur capacité, comme point de comparaison (Festiger, 1954). Dans ce cas, les fonctions d'utilité sont interdépendentes et la satisfaction de chacun dépend de la satisfaction des autres (voir Becker, 1974). Van de Stadt et al. (1985) évaluent que le poids total assigné par les individus au revenu des autres est la moitié du poids assigné à son propre revenu présent et passé). Un domaine où cette hypothèse a été testée avec succès est celui de la satisfaction liée au revenu salarial. Runciman (1966) ainsi que Clark et Oswald (1993) montrent que les travailleurs évaluent leur salaire à l'aune du salaire moyen de travailleurs ayant les mêmes caractéristiques. Clark (1996) montre que la satisfaction dans l'emploi dépend négativement du revenu du conjoint, et ce d'autant plus que ce revenu de comparaison est élevé.

 

Appliquant le concept d'utilité relative au marché du travail, certains auteurs ont exploité l'idée que les travailleurs se réfèrent à un salaire relatif plutôt qu'absolu (voir le modèle de salaires d'efficience de Akerlof et Yellen (1990) et le modèle de recherche de statut par Frank (1984)). Ces approches sont utilisées pour modéliser la présence d'un chômage "d'équilibre" et pour expliquer une structure de salaire moins dispersée que celle impliquée par la théorie néo-classique.

 

(iii) Le troisième standard de comparaison, la norme sociale, peut inclure les deux précédents. Dans ce cas, même si le niveau de vie de tout le monde augmente, on ne devrait pas observer de croissance des taux de satisfaction dans la mesure où la norme sociale augmente proportionellement et où les positions relatives restent inchangées. Une rationalisation de ce type de comportement est fournie par Hayakama et Vieneris (1977): ils expliquent que l'environnement social impose à l'individu d'imiter des normes, et ce afin d'être reconnu comme membre de ce groupe social. Toutefois, tous les biens de consommation ne sont pas affectés de façon identique par ce type de comparaison. La théorie des "positional goods" étudie les biens spécifiquement sujets à la comparaison sociale; ce sont des biens, généralement de luxe, qui sont spécifiques à une classe sociale, difficilement accessibles aux autres classes sociales et sujets à congestion si ils sont utilisés de façon trop intensives (voir Hirsch (1976) et l'étude empirique de Kapteyn et al. (1980) sur les dépenses de vacances). Si la quantité de ces biens augmente peu avec la croissance, et si les classes moyennes les désirent ardemment, leur prix va augmenter, rendant ainsi leur usage trop coûteux même en présence d'une augmentation de revenu. La frustration des classes moyennes risque donc d'augmenter avec la croissance.

 

 

Myopie et externalités

 

Après avoir introduit ces théories de la relativité de la satisfaction et avant d'en analyser les implications pour la politique économique, il est nécessaire de préciser deux concepts particuliers: la myopie des agents, et les externalités.

 

La myopie: Selon Pollak (1978), un individu est myope si, a chaque période, bien que ses préférences soient affectées par ses choix passés, il ne prend pas en compte l'effet de ses choix présents sur ses préférences futures. Un individu non myope, qualifié de rationnel, prendra en compte dans ses choix le fait que ses préférences peuvent être affectées par sa décision (par exemple, il sait que si il achète une nouvelle voiture plus performante aujourd'hui, il s'habituera à ce nouveau train de vie, et cela le rendra encore plus exigent dans quelques années). Pashardes (1986) teste empiriquement le comportement de consommation myope par rapport au comportement rationnel. Ses résultats tendent à favoriser le modèle rationnel. Le même type de conclusion est obtenue par de la Croix et al. (1996) dans un modèle de syndicat sujet à la formation d'habitude.

 

Les externalités: En économie du bien-être, une externalité est présente quand l'objectif d'un agent (ici, la satisfaction) est directement affecté par les actions d'un autre agent dans l'économie, sans que le mécanisme de dépendance ne passe par le marché (c.à.d. par les prix). Dans les modèles de comparaison et de recherche de statut, il s'agit d'externalités de consommation. Lorsqu'une externalité n'est pas prise en compte par les agents, l'équilibre économique qui en résulte n'est pas optimal et des politiques correctrices sont nécessaires.

 

La présence ou non de myopie et/ou d'externalités est particulièrement importante lorsque l'on tente d'évaluer les pertes de bien-être liées aux effets de comparaisons. Ng et Wang (1991) développent un modèle ou les agents sont non seulement myopes mais aussi n'internalisent pas l'effet de leurs choix sur les normes sociales et sur la qualité de l'environnement (on peut dès à présent remarquer que les modèles de comparaison avec une norme sociale où la norme sociale se "construit" à partir du comportement de chacun sont formellement très proches des modèles où un "stock" de pollution de construit à partir de la consommation de chacun). Comme cas extrême, la croissance économique peut mener à une perte de bien être si l'effet de la croissance sur les normes sociales, les aspirations de chacun et sur l'environnement domine l'effet d'augmentation du revenu.

 

 

Implications de politique économique

 

Les modèles développés ci-dessus permettent de comprendre pourquoi la croissance économique ne va pas nécessairement de pair avec une augmentation du bien-être. En effet, si les aspirations des citoyens augmentent proportionellement à leur consommation de biens et services, l'accroissement des attentes peut réduire à néant les gains de bien-être directement liés à la croissance (une condition formelle d'un tel cas est dérivée dans de la Croix (1995)). Ceci signifie-t-il qu'il ne faille pas promouvoir la croissance et que les agents soient prêts à s'habituer à tout? Cette conclusion est évidemment quelque peu hâtive; l'utilité des ménages, bien qu'ayant des aspects relatifs, comporte aussi des éléments absolus, let il est donc entièrement légitime de poursuivre l'objectif de croissance économique. Cette croissance doit être redistribuée de manière à obtenir une répartition des revenus moins dispersée que celle recommandée par une théorie simple de la satisfaction absolue.

 

Même si la satisfaction était purement relative, il ne faudrait pas en conclure que nécessairement, il soit optimal de ne rien faire. En limitant notre analyse aux pays ayant largement atteint le minimum vital (en moyenne), une première implication de politique économique serait la suivante (Ng, 1978): l'effet de la croissance sur le bien-être dépendant à la fois d'éléments objectifs et subjectifs (tels les aspirations), l'impact sur le monde subjectif des politiques économiques devrait être pris en compte dans les analyses coûts-bénéfices.

 

Une deuxième action politique consisterait d'internaliser autant que possible les différentes externalités. Organiser la coopération entre unités décentralisées (par exemple, au niveau de la formation des salaires, voir à ce propos la revue de la littérature dans de la Croix (1994)) est la meilleure manière d'internaliser les effets de comparaisons. Si la coopération n'est pas réalisable en raison du trop grand nombre de personnes impliquées, il y a lieu de taxer les agents économiques de manière à ce que leurs décisions individuelles soient identiques à celles prises à l'issue d'un processus fictif de décision coopérative. Par exemple, taxer les "positional goods" et tous les biens sujets à démonstration et redistribuer le produit de la taxe permettrait d'atteindre une situation meilleure pour tous et de mieux profiter des effets de la croissance. Layard (1980) propose, dans le même ordre d'idée, de réduire la conscience du statut par l'éducation. Tout comme on peut apprendre aux enfants à recycler le papier et à trier les déchets, on peut aussi leur apprendre à ne pas se comparer avec les autres, à éviter les biens de démonstration etc... La faisablilité et l'opportunité d'une telle politique reste à démontrer. Enfin, la production de biens publics pur peut être utilisée pour éviter les effets de comparaison (Ng, 1987). En effet, le coût lié à la consommation d'un bien privé par un agent est en partie supporté par les autres qui sont privés de la consommation de ce bien. Ce coût disparait dans le cas de biens publics purs, puisque leur consommation par certains n'empêche pas leur consommation par d'autres (biens culturels, infrastructures etc...).

 

Enfin, une des caractéristiques des modèles avec formation d'habitude est que les agents, face à une perte de revenu importante, éprouvent de grandes difficultés à s'habituer à un niveau de vie plus bas. Leur perte de bien-être est renforcée par les éléments subjectifs de comparaison avec l'âge d'or précédent. Dans ce cas, une politique visant à amortir les chocs est justifiable.

 

 

Une analyse empirique de la satisfaction en Europe

 

Les données d'enquête dont nous disposons sur la satisfaction des personnes dans la communauté européenne peuvent-elles nous apprendre quelque chose concernant le lien entre croissance et bien-être? Une étude empirique devrait pouvoir tout d'abord indiquer si la satisfaction recueillie par ces enquêtes est liée d'une manière où l'autre à des variables économiques. Nous utiliserons des données de consommation moyenne par tête et de taux de chômage comme reflets à la fois de la croissance et du cycle des pays considérés. Une autre question s'impose à la lumière du survol de la littérature que nous avons proposé, celle de savoir si la satisfaction est déterminée sur une base relative ou absolue (ou les deux). Comme on ne dispose que de données agrégées, nous nous limiterons à analyser la relativité en tant que comparaison avec le passé.

 

Les données recueillies dans les enquêtes d'Euro-baromètres sont menées deux fois par an dans les pays de la C.E. depuis 1973. L'enquêteur demande aux personnes sondées si elles sont "très satisfaites", "satisfaites", "pas satisfaites" ou "pas satisfaites du tout" de leur condition de vie. Après avoir réparti ceux qui ne savent pas répondre dans les autres catégories (ces indécis sont d'ailleurs très peu nombreux), on obtient une répartition de l'échantillon en quatre catégories par pays. Nous avons sélectionné pour l'analyse six pays (les 4 grands, plus l'Irlande et la Belgique).

 

Etant donné que la plupart des changements ont lieu entre la catégorie des "très satisfaits" et des "satisfaits", utiliser une somme des deux comme indicateur de satisfaction mène à une variable dont la variance est quasi nulle. La catégorie des très satisfaits a donc été choisie comme indicateur de satisfaction. Une transformation lui a été appliquée de manière à étaler les valeurs possibles de l'indicateur sur l'ensemble des réels. Si l'on note qit le pourcentage de personnes très satisfaites dans le pays i au temps t, l'indice de satisfaction sit est donné par:

 

sit = ln [ qit / (1-qit) ]

 

Le modèle retenu pour tenter d'expliquer l'évolution de la satisfaction est très simple. Il lie de manière linéaire l'indice de satisfaction sit avec le niveau de consommation (en logarithmes) au temps précédent, cit-1, avec le niveau de consommation deux ans auparavant, cit-2, et avec le taux de chômage contemporain, uit:

 

sit = di + ai cit-1 + bi cit-2 + gi uit

 

Les paramètres di, ai, bi et gi sont supposés constants au cours du temps mais peuvent varier de pays à pays. Les hypothèses suivantes seront testées:

 

H01 : ai = bi = gi = 0 pour tout i

Si cette hypothèse H01 n'est pas rejetée, la satisfaction n'est explicable par aucune des variables économiques utilisées. Dans ce cas, la satisfaction est vraisemblablement un trait de caractère non lié à la situation économique.

 

H02 : ai = - bi pour tout i.

Si H02 n'est pas rejetée, la consommation intervient seulement en taux de croissance dans l'explication de la satisfaction; il s'agit d'un modèle de formation d'habitude extrême où seul compte la croissance de la consommation.

 

H03 : bi = 0 pour tout i

Si H03 n'est pas rejetée, la consommation intervient seulement en niveau dans l'explication de la satisfaction; il s'agit alors du modèle néo-classique standard.

 

H04 : gi = 0 pour tout i

Si H04 n'est pas rejetée, le taux de chômage n'est pas utile pour expliquer la satisfaction moyenne. Ceci irait à l'encontre de l'évidence que l'on connait (Argyle, 1987) en faveur d'un lien fort entre chômage et bien-être.

 

Le modèle est estimé pour six pays (Italie, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Irlande, Belgique) par la méthode des moindres carrés généralisés. L'échantillon est composé de données annuelles couvrant la période 1973-1993 (21 observations). Les résultats sont présentés dans le Tableau 1. Bien que peu de coéfficients semblent fortement significatifs, le calcul des tests de Wald correspondant aux quatres hypothèses mentionnées plus haut mène au rejet de celles-ci: H01, H02, H03, et H04 sont rejetées avec un risque d'erreur de type 1 de 1% (c'est à dire en ayant moins de 1% de chance de rejetter une hypothèse vraie). On peut donc conclure que globalement, la satisfaction est partiellement expliquée par des variables économiques, qu'elle n'est ni totalement absolue ni totalement relative et que le taux de chômage joue un rôle.

 

Tableau 1: modèle général

 

pays

di

ai

bi

gi

R2

D.W.

             

Italie

-9.31 **

2.11

-0.60

-.028

.73

2.96

             

Allemagne

-8.95 **

9.57 **

-8.10 **

-.050

.62

1.58

             

Grande-Bretagne

-0.11

1.45 *

-1.61 *

.008

.07

2.29

             

France

-3.57

4.35

-4.02

-.017

.16

1.43

             

Irlande

-2.60

-0.15

0.77

-.065 **

.52

1.77

             

Belgique

2.50

3.97

4.53

-.091 **

.69

1.02

             

Les ** (resp. *) indiquent les coéfficients différents de 0 à un niveau de significativité de 1% (resp. 5%).

 

Avant d'analyser de plus près les résultats pays par pays, le modèle est simplifié en imposant une série d'hypothèses, à savoir: l'effet du chômage sur la satisfaction est nul (gi = 0) en Italie, Grande-Bretagne et France. L'effet total de la consommation est nul (ai = bi = 0) en Belgique et en Irlande. L'effet du niveau de la consommation est nul (ai = - bi) en Grande-Bretagne et en France. L'effet du taux de croissance de la consommation est nul (bi = 0) en Italie. L'effet du chômage est quantitativement identique en Irlande et en Allemagne (gIrlande = gAllemagne). L'effet taux de croissance de la consommation est le même en Allemagne et en France (bFrance = bAllemagne). L'effet niveau de la consommation est le même en Allemagne et en Italie (aItalie + bItalie = aAllemagne + bAllemagne). Selon un test de rapport de vraisemblance, ces 13 contraintes ne sont pas rejetées par les données. Le modèle contraint donne alors les résultats suivants:

 

Tableau 1: modèle contraint

 

pays

di

ai

bi

gi

R2

D.W.

             

Italie

-8.28 **

1.25 **

0 #

0 #

.73

2.96

             

Allemagne

-7.81 **

7.39 #

-6.14 #

-.045 #

.62

1.58

             

Grande-Bretagne

-0.84 **

1.51 *

-1.51 #

0 #

.07

2.29

             

France

-2.11 **

6.14 **

-6.14 #

0 #

.16

1.43

             

Irlande

-0.09

0 #

0 #

-.045 **

.52

1.77

             

Belgique

0.21

0 #

0 #

-.13 **

.69

1.02

             

Les # indiquent les coéfficients dont la valeur est contrainte.

 

Les conclusions à tirer du Tableau 2 deviennent évidentes lorsque l'on considère les paramètres significatifs au regard des graphiques suivants, où l'on représente en trait continu l'indice de satisfaction et en trait discontinu sa valeur estimée suivant notre modèle. L'Italie et l'Allemagne sont les seuls pays où la satisfaction augmente au cours du temps. Pour cette raison, le niveau absolu de consommation joue un rôle significatif dans la regression. Le rôle du niveau absolu de consommation est d'ailleurs quantitativement identique entre ces deux pays. pout l'Italie, les fluctuations autour de cette tendance ne sont pas expliquées par le modèle. Pour l'Allemagne, le taux de chômage et le taux de croissance de la consommation jouent un rôle, et le modèle reproduit assez bien la baisse du niveau de satisfaction à la fin des années 70 et sa remontée à la fin des années 80. Concernant la Grande-Bretagne et la France, le modèle n'explique pas grand chose (cf. les statistiques R2). Tout au plus, le taux de croissance de la consommation permet-il d'expliquer quelques fluctuations d'une satisfaction qui reste très constante au cours du temps. En Irlande et en Belgique, seul le taux de chômage a un pouvoir explicatif. Il permet de rendre compte de la baisse du taux de satisfaction dans ces deux pays. Son effet est quantitativement beaucoup plus important en Belgique qu'en Irlande. Manifestement, derrière la constance du taux de satisfaction au niveau européen (voir Figure 1), se cache une diversité de situations.

 

 

 

 

 

Conclusion

 

La majorité des études empiriques montrent une absence de relation entre croissance économique au cours du temps et niveau de satisfaction.

 

Différentes théories permettent d'expliquer pourquoi ce lien entre croissance économique et bien-être n'est pas nécessairement positif. A la base de ces théories se trouve l'idée que la satisfaction est en partie déterminée sur une base relative, en comparant son niveau de vie à une norme potentiellement endogène, et non sur une base totalement absolue. Cette norme peut être déterminée par son propre passé, par un groupe social de référence ou par la société dans son ensemble.

 

La présence ou non de myopie et/ou d'externalités est particulièrement importante lorsque l'on tente d'évaluer les pertes de bien-être liées aux effets de comparaisons. Comme cas extrême, la croissance économique peut mener à une perte de bien être si l'effet de la croissance sur les normes sociales, les aspirations de chacun et sur l'environnement domine l'effet d'augmentation du revenu.

 

Ces modèles n'impliquent pas qu'il faille abandonner la promotion de la croissance et que les agents soient prêts à s'habituer à tout. Une politique de croissance bien pensée devrait prendre en compte ses effets subjectifs sur les aspirations des citoyens et tenter dans la mesure du possible de limiter les externalités qui réduisent les gains en termes de bien-être de la croissance. Ceci peut se faire en développant des organes de coopération, en taxant les biens porteur de statut social et en augmentant la production de biens publics purs.

 

L'étude empirique qui a été menée vise à expliquer les niveaux de satisfaction recueillis par les enquêtes d'opinion dans les pays de la CEE. Quoique la situation soit très différente selon les pays, les variables économiques retenues expliquent pour partie l'évolution de ces taux de satisfaction. Le bien-être semble être ni totalement relatif ni totalement absolu, au sens où à la fois les niveaux et les taux de croissance de la consommation par tête sont importants. Le taux de chômage joue aussi un rôle important, au moins dans deux pays sur six.

 

 

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