LES METAPHORES GENETIQUES ET LEUR IMPACT

Sur la perception de la légitimité des expérimentations sur embryon, par Mylène Baum

Motif de création du séminaire 1999-2000

La bioéthique a parmi ses tâches celle de gérer la cohérence parmi les divers jeux de langage qui s’affrontent entre perspectives scientifiques des avancées de la recherche et applications cliniques dont l'impact socio-culturel est de plus en plus important.
Le débat lancé par le NIH (National Institute of Health) sur la légitimation de la recherche sur embryon à partir de critères biologiques, pose des questions importantes auxquelles nous ne pouvons répondre qu’en en comprenant les enjeux:
en termes des nouveaux outils de biologie moléculaire (notamment informatiques);
en termes symboliques et métaphoriques;
en termes d’impact politico-économique (voire juridique).

Une réflexion éthique ne peut être que la résultante de cette mise à plat de l’information et d’une lecture visant une cohérence d’approche. Elle mènera à une prise de position éthique dont l’effet est essentiel quant à l’engagement de l'Université dans des programmes de recherche, dans lesquels s’équilibrent le choix éthique et culturel et la résistance, en termes éthiques, à la compétition internationale, à certaines avancées biomédicales, se transformant ainsi en mode d’exclusion -en terme de performance scientifique. C’est ainsi que les déclarations du NIH et de certains pays européens nous semblaient devoir être interrogées quant à leur motivation ou à leur ancrage dans la phénoménologie biologique, pour construire les valeurs nous permettant de repenser les notions de droit de la personne ou de temporalité à entrer dans la famille humaine. Le fait de parler de cellules souches et non d’embryon élimine-t-il tout débat éthique? C’est ce que nous aurons à vérifier. Il nous permet de faire une différenciation, en termes éthiques, entre clonage à fins thérapeutiques et clonage à fins reproductives, même si, en termes techniques, nous sommes face à des actes indifférents qui exigent une volonté politique de différenciation. Il était très important qu’au sein d’une université catholique le débat ne se pose pas en termes dogmatiques mais en termes critiques, que seule permet la mémoire d’une culture dia et non anachronique. Le regard plus analytique et utilitariste de la culture anglo-saxonne, qui pense cette nouvelle révolution scientifique en termes de risques et de bénéfices, devra également être prise en compte dans notre discussion.

La manière de restituer sa clarté au débat consiste à entreprendre l’archéologie de sa complexité pour offrir aux décideurs et aux publics les moyens de faire des choix éclairés quant aux implications sociales de ces recherches. Une question subsidiaire est de savoir s'il n’est pas naïf de considérer le savoir scientifique comme le seul garant des choix raisonnables de nos sociétés. C’est d’ailleurs le respect des rationalités plurielles conditionnant le maintien des démocraties qui a mené à la création de comités d’éthique nationaux et internationaux supposés être libres de tout conflit d’intérêt.

Quel sera l’impact de cette évaluation éthique dans la pratique de la fivette, de l’ICSI et du DPI, non seulement au sein de notre Université mais aussi à l'échelle belge et européenne, étant entendu que la Belgique a une longueur d’avance sur ses voisins dans ce domaine précis de recherche.

Quelle cohérence devra être transmise en termes pédagogiques à nos étudiants sur la façon dont les implications de cette recherche devront être pris en compte? Comment les implanter en termes cliniques et à partir de quels critères éthiques ?

Cette énumération suffit seule à nous rendre conscients de la nécessité d’une réflexion qui se donne la patience d’élaborer des concepts partageables. Le contexte d’un projet politique sur la protection de l’embryon donne de plus une certaine urgence à cette question et à une prise de position claire de l'Université qui, face à une double exigence éthique et scientifique, a la responsabilité de tempérer ceux pour qui l’exigence ne se pense pas en termes de responsabilité sociale mais en termes de la seule compétitivité. En d’autres termes, l’objet de ce séminaire consiste à repenser autour de la question controversée de l’expérimentation sur cellules fécondées, la responsabilité scientifique en termes de co-responsabilité. La notion de métaphore aura pour fonction de permettre le passage entre des discours perçus traditionnellement comme hétérogènes.

Nous commencerons par une étape descriptive du langage utilisé pour véhiculer les informations et influencer le financement public. Le fil rouge que nous avons choisi concerne l’utilisation de certaines métaphores scientifiques qui, transférées dans le domaine public, ont un effet heuristique, extrêmement problématique en termes éthiques, de fausse promesse. En effet, les espoirs thérapeutiques sont présentés en termes de promesses cliniques, ce qui contribue à faire de la "médecine du désir".

Face aux nouvelles recherches de la génétique du développement nous nous trouvons face à un déplacement de paradigme, face à un changement de représentation métaphorique qui,paradoxalement, met en question les modèles biologiques émergeants encore pour la plupart des gens. Il nous parait nécessaire d’être à la source de cette construction métaphorique et de nous donner comme fonction la vérification de la cohérence ou le passage possible entre modèles et perceptions publiques, enjeu fondamental pour la bioéthique et la biopolitique. C’est à ceci que nous vous invitons aujourd’hui.
 

Rappel historique

De plus en plus, la science n’est plus envisagée comme une imitation de modèles naturels mais comme une création de modèles de représentation. La notion de métaphore devient donc bien plus féconde que la notion d’analogie. Les modèles ont  une vie propre qui vient se greffer sur nos corps pour en dépasser les déterminismes naturels (voir le film "Existenz").
Ces modèles sont aussi déconnectés de la réalité phénoménale et nous faisons une erreur épistémologique fondamentale lorsque nous les analysons à partir d’une logique causale. Les sciences de la vie affectent profondément et de plus en plus nos perceptions depuis que la génétique s’attaque à la capacité de création, depuis que circulent des métaphores entre physicalisme et unité d’information. En parlant davantage d’autorganisation de la matière, on porte un coup à notre vision de la transmission et aux métaphores d'hérédité et de patrimoine génétique.

Le terme de génétique a été forgé en 1902 et la première revue de génétique créée en 1916.
La distinction "Génotype - phénotype" introduite par Wilhelm Johansen en 1911 a permis de différencier:

1. le problème de la transmission héréditaire;
2. le développement embryonnaire (voir Allen 1986, p. 127-128);
3. l'embryologie et la génétique du développement. La première est abandonnée et remplacée par la génétique du développement. Ce domaine est par conséquent de plus en plus menacé par le déterminisme de l’information génétique et devient réductionniste, voire totalisant:
" Ainsi subsiste la question de savoir comment un fouillis d’activité moléculaire peut conduire à un ordre global et intégré ; et comment le comportement imprécis et variable des cellules individuelles conduit à des organes qui sont infiniment plus semblables parmi les membres d’une même espèce que ne sont les processus qui leur donnent naissance à travers la morphogenèse " (Paul Weiss 1971).
C’est là que l’on commence à parler de:

    - "Self-contained"
    - "Self -perpetuating"
    - "Self- sustaining",
et, aujourd'hui, avec les cellules souches, de "Cell contained", "Cell perpetuating"…
Autrement dit, nous passons d’un guidage prédéterminé de type mécanique à une dynamique de champ global dont le fondement n’est pas a priori. Il s’agit aussi, comme nous l’avons vu lors de notre séminaire sur le patrimoine génétique, de dépasser la notion de programme pour parler d’émergence, de passer de la métaphore de machine à celle de système. Tout se passe comme si nous étions face à une activité spontanée (non intentionnelle), qui contribue à faire de l’autonomie la notion éthique la plus efficace pour correspondre aux avancées biotechnologiques, mène, dans les représentations, à "une identité des êtres vivants et des objets techniques auto-régulés" (Simondon) et fait de l’informatique une théorie incarnée. Mais en ce qui nous concerne nous devons constater qu’idéologiquement et économiquement (pour l’économie de marché), le modèle le plus efficace est le plus simple. Alors que les théories de la complexité seules ouvrent à des modèles matérialistes non réductionnistes.
Le changement du siècle a vu s'amorcer un changement crucial grâce à cette distinction. L'émergence de la génétique coïncidait précisément avec la redéfinition du terme hérédité comme dénotant exclusivement la transmission des caractères.

En 1926, Morgan écrit dans "The Theory of the gene":
"C'est entre les caractères que nous fournissons les données sur lesquelles reposent la théorie et l'hypothèse de l'existence des gènes, auxquels les dits caractères se rapportent, que se déploie l'intégralité du champ du développement embryonnaire. La théorie du gène, telle qu'elle est ici formulée n'est pas en mesure d'affirmer quoi que ce soit en ce qui concerne la relation entre les gènes et leur produit fini" (p. 26).
On y lit aussi l'incapacité de distinguer le phénomène de l'hérédité qui concerne la transmission des caractères héréditaires de celui du développement, qui se produit presque exclusivement à partir de modifications dans le cytoplasme (1926b, p. 490). Morgan appelait les gènes des particules hypothétiques. D'autres comme Brink expliquait que "la théorie mendélienne postule que les matériaux de base de l'hérédité sont des entités discrètes, stables et capables de s'autoperpétuer, ... les gènes qui résident dans les chromosomes". Ce qui l'amenait à dire que "Nous n'avons plus besoin de considérer le complexe héréditaire comme un simple objet passif... nous sommes virtuellement en mesure de savoir les propriétés du mécanisme héréditaire".
Morgan publia un article intitulé "The gene as a basis for life", faisant du gène le fondement de la vie: "Le secret fondamental de toute forme de vie est dans le matériau génique lui-même".
Comment déconstruire cette idée ? Cette école de Morgan a inventé une certaine façon de parler des gènes. Et quand Muller identifiait le gène comme le fondement de la vie, il revendiquait une primauté ontologique et chronologique du gène: d'abord vient le gène, puis le reste du protoplasme, sous-produit dont l'unique fonction est de constituer un environnement favorable.
Ce cadre conceptuel a une importance déterminante pour l'éducation future de la recherche en biologie. Ce discours a permis aux généticiens de poursuivre leurs travaux sans s'inquiéter du manque de connaissances concernant la nature et/ou l'action des gènes.
L'idée d'action génique est devenue une évidence basée sur un pré-jugé. "Le complexe héréditaire passait du statut d'objet passif" à celui de site d'une activité primordiale. Le lexique de l'action génique prédéterminait les questions ou les recherches légitimes. Le discours de l'action génique remplissait vision très linéaire: un gène produit son effet à travers une chaîne de réactions ou une activité directe produit un produit final.

Pour Goldschmidt par contre, l'action génique signifie que les gènes sont à la fois catalyseurs et catalysés, acteurs et substances réactives. Dès 1927, il plaidait pour "un modèle d'activation différentielle des gènes".

En 1953, Watson et Crick livraient le secret de la façon dont les gènes se reproduisent: "Dans une molécule longue un grand nombre de permutations sont possibles". L'ADN véhicule l'information génétique et les gènes fournissent les institutions nécessaires à la synthèse.
Watson et Crick sont ceux qui ont introduit la métaphore informationnelle dans le répertoire du discours biologique, l'histoire de cette métaphore, celle de son usage, de ses implications. C'est ainsi qu'avec Shannon, la théorie de l'information est devenue un thème particulièrement en vogue (Voir l'utilisation de la métaphore informationnelle dans le répertoire du discours biologique (Doyle, 1993)).

Mais un curieux événement s'est produit sur le chemin de ce "saint graal biologique". Les progrès sont devenus de moins en moins descriptibles dans les termes du discours qui les avait alimentés.
L'insistance dogmatique sur l'action génique a suscité des techniques qui sont en train de subvertir radicalement la doctrine du gène comme agent unique (ou principal). Comme le rappelle Richard Lewontin, "l'ADN est une molécule morte, parmi les moins réactives, les plus chimiquement inertes qui soient... Il n'a aucun pouvoir de se reproduire. Il est construit à partir de matériaux élémentaires par une complexe machinerie cellulaires de protéines". Ce sont les protéines qui produisent l'ADN et non le contraire (1992, p.33). "Nous ne sommes pas censés décrire les usines Kodak comme un lieu d'auto-reproduction" (1992, p.33).
L'ADN est incapable de fabriquer des copies de lui-même et incapable de produire quoi que ce soit. L'idée que seuls les gènes sont transmis par les parents est une erreur de biologie vulgaire. Nous héritons non seulement de gènes faits d'ADN mais de la structure complexe d'une machinerie cellulaire faite de protéines (p.33): "Le discours de l'action génique avait instauré un espace qui confère au cytoplasme une sorte d'invisibilité scientifique et une temporalité qui définissait comme origine le moment de la fécondation et dévaluait ce qui se passait avant. Comme s'il n'y avait pas d'effet propre au cytoplasme ?" (Voir J. Monod).
"Ce qui est vrai pour la bactérie e.colie est vrai pour l'éléphant" (Judson, 1979, p.613).
Le rapprochement entre embryon et génétique peut enfin se faire. Mais elle a produit un changement de discours où le cytoplasme est tout aussi susceptible que le génome d'être présenté comme le site d'où s'exerce le contrôle.
On parlait de "biologie du développement" (au lieu d'embryogenèse) car l'embryologie était un terme disqualifié. Et ce déplacement rhétorique qui amène à parler d'activation génique plutôt que d'action génique ne fut ni immédiat ni uniforme.

Perceptions scientifiques et convictions politiques

"La génétique abandonne le cambouis des machines pour les bureaux de la direction où elle analyse le processus de décision" (1984 D. Baltimor).

"Les biologistes avaient besoin d'identifier le cerveau de la cellule alors que ledit cerveau migrait de nouveau des étages administratifs aux ateliers."

"Au début nous pensions que la réponse aux problèmes de développement allait venir de la connaissance des mécanismes moléculaires du contrôle génique... Je ne sais pas si quelqu'un y croit encore" (Sidney Brenner 1984).

"Le cerveau du gène intelligent ne se trouve pas dans les gènes eux-mêmes", explique E. Davidson.

"Assemblage compliqué de protéines connues sous le nom de transcription".

"Le poste de contrôle n'est plus dans les gènes eux-mêmes mais dans la dynamique biochimique des interactions de protéine à protéine et des protéines à l'acide nucléique". 

Nouvelles métaphores liées à l'articulation entre génétique et bio-informatique

Atlan et Moshe Koppel proposent une métaphore différente décrivant l'ADN comme une série de données soumises à un réseau de traitement en parallèle.
Nijhout propose une métaphore plus radicale : "une vision plus équilibrée et plus utile du rôle des gènes en tant que pourvoyeurs des besoins maternels du développement" (1990, p.441).
"Les gènes sont des sources passives de matériaux que la cellule peut exploiter et font partie d'un mécanisme évolué qui permet aux organismes, à leurs cellules d'être indépendants de leur environnement. Ils garantissent l'efficacité de la fourniture des matériaux requis au bon moment, au bon endroit" (p.444).
Ces recherches en génétique ne confirment ni
        1) la détermination cytoplasmique;
        2) ni celle de la détermination nucléaire.

Elles définissent un système complexe mais coordonné de dynamiques régulatrices qui opèrent à plusieurs niveaux:
    - Activation de la transcription
    - Traduction
    - Activation des protéines

Le déplacement discursif marque un changement conceptuel d'une ampleur surprenante ; il exige de nous l'apprentissage d'une manière de penser radicalement nouvelle .
Il y a 60 ans, Joseph Needhan et Waddington cherchaient dans la philosophie de Whitehead un langage susceptible de rendre compte de la dynamique complexe qui lie les éléments nucléaires aux éléments cytoplasmiques. Le langage de Whitehead n'est plus d'aucune utilité aujourd'hui.
Nous devons nous tourner vers Stuart Kaufman et René Thomas qui éliminent la distinction entre génétique et épigénétique.
Il serait utile de développer des modèles de réseaux somatiques de protéines en interaction dans lesquels les gènes joueraient le rôle de simple intermédiaire, et non plus les protéines qui jouent aujourd'hui le rôle d'intermédiaire dans les modèles de réseaux géniques.

1. Qu'est-ce qui a conféré au discours de l'action génique une telle force ?
2. Pourquoi ce modèle cède-t-il du terrain ?

Relations entre discours métaphorique et intentions pratiques

Il faudrait tracer le fil rouge de la réflexion métaphysique du couple noyau/cytoplasme.
Noyau et cytoplasme incarnaient les principes masculin et féminin jusqu'à la seconde guerre mondiale.
L'œuf gamète femelle(le cytoplasme) est plus grand que la gamète mâle qui est un pur noyau.
Le cytoplasme a été considéré longtemps comme un synonyme de l'œuf et le noyau comme celui du spermatozoïde. La contribution du cytoplasme a été reléguée au rôle d'environnement passif (corps).
Comment penser dans ce contexte l'indifférenciation sexuelle des cellules souches ou pluripotentes en termes symboliques ?
Comment l'émergence de l'ordinateur a radicalement transformé notre façon de penser les corps liés à des préférences doctrinaires ?
Quand un physicien se pose la question de "Qu’est-ce que la vie" (Schröedinger) ?

L'une des préoccupations majeures de Schröedinger fut la nature de l'hérédité qui consistait à ses yeux en une transmission du passé au futur, en une mémoire généalogique inaccessible aux ravages du temps.
Ravages du temps qui s'exprimait sans aucune ambiguïté dans la 2ème loi de la thermodynamique, une loi constante de l'entropie.

Comment rendre compte de l'extraordinaire mémoire génétique dans un univers où tout le reste était le jouet des forces de l'entropie ?
Pour Shröedinger la solution à ce paradoxe apparent résidait dans la structure particulière de leurs chromosomes.

Il nous reste à imaginer un lieu de rencontres de ces savoirs fragmentaires afin que les a priori de chaque discipline s'y révèlent comme des préjugés méthodologiquement nécessaires et non comme des croyances à défendre comme savoir. Il nous reste à imaginer surtout une sémiobiologie qui forme l'ancrage du discours bioéthique plus sérieusement que la tentative impossible de consensus entre convictions plurielles.

Bibliographie

Evelyn Fox keller, Le rôle des métaphores dans les progrès de la biologie, Les empêcheurs de tourner en rond, 1999.

Henri Atlan, les étincelles de hasard, Coll. XXè siècle, 1999.

Rosenberg, La bioéthique. corps et Ame, Collection "Conversciences", L'Harmattan, 1999.