Entretien avec Vincent Vandenberghe (professeur et chercheur à l'UCL) sur la problématique de l'efficacité et l'équité dans l'enseignement secondaire
(10/10/2002)

Entretien avec Vincent Vandenberghe à propos de la problématique d'efficacité et d'équité dans l'enseignement secondaire

Vous expliquez dans votre livre que le système scolaire belge est un quasi-marché, caractérisé par un libre choix de l'école par les familles et un financement public lié au nombre d'élèves. Ce système a pour incidence de créer des écoles à public très homogène, soit en situation d'échec, soit en situation de réussite. Comment selon vous pourrait-on obtenir des écoles plus hétérogènes et quels arguments pourriez-vous fournir aux parents des élèves en situation de réussite qui verraient d'un mauvais œil plus de mixité ?

Vincent Vandenberghe : Commençons par éviter l'écueil des affirmations fortes et viriles à propos du quasi-marché (" le marché est maléfique ", " l'individualisme débridé conduit à la hiérarchisation sauvage "… ), lesquelles n'aident ni l'analyse ni la délibération. La polarisation entre établissements sur un quasi-marché, l'iniquité voire l'inefficacité qui en découlent, trouvent leurs origines dans un comportement humain très répandu et relativement banal: la non prise en compte par les individus de l'ensemble des conséquences de leurs choix. Les parents d'un enfant "fort" décidant de le déplacer -- afin d'augmenter ses chances de réussite scolaire, sociale ou professionnelle -- ignorent généralement les conséquences négatives de ce choix sur les écoles qu'ils délaissent. Ils prennent en compte les bénéfices privés, mais ignorent ou sous-estiment le coût collectif de leur choix.

Mais quelle politique un ministre de l'enseignement peut-il mettre en oeuvre pour limiter le degré de polarisation d'un quasi-marché? Il n'existe pas d'instrument simple. Ainsi l'iniquité liée à une trop forte ségrégation entre écoles ne peut être résorbée simplement en "informant" les parents et les écoles de ce que serait une répartition des élèves, un choix d'école ou une politique de recrutement respectueuse de l'intérêt collectif.

La solution de l'abolition du quasi-marché (libre-choix) et son remplacement par une "carte scolaire ", similaire à celle que l'on trouve aux Etats-Unis et en France, présente de nombreuses limites. Il a bien entendu la question du coût politique lié à un tel choix dans un pays habitué de longue date à l'idée du libre-choix. Ce coût serait à la mesure de l'attachement de la population à cette idée, c'est-à-dire énorme. Mais il y a plus que l'enjeu politique. L'analyse des exemples français et américain met en effet en évidence l'intensité des problèmes découlant des stratégies de contournement des cartes scolaires (comme la mobilité résidentielle) stratégies mises en oeuvre par une part croissante de la population comprenant aujourd'hui l'essentiel de la classe moyenne.

Une piste à explorer consiste à utiliser la formule de financement des écoles pour les inciter à réviser leur stratégie de recrutement. Plusieurs approches sont imaginables. Une d'elles consiste à introduire dans la formule de financement à l'élève en plus d'une partie fixe (identique pour tous les élèves) une partie variable selon le profil socioéconomique de l'élève. Au plus l'élève a un profil favorable au moins importante est cette composante. Cette formule fait penser à la discrimination positive telle qu'elle se pratique déjà chez nous. Elle introduit une nuance de taille toutefois car elle nous fait passer d'une discrimination positive marquée par des seuils de rupture (être ou ne pas être en discrimination positive) à une discrimination positive dont les effets se diffusent potentiellement de manière beaucoup plus continue.



Les politiques de discrimination positive mises en place en Communauté française visent à éviter les saupoudrages et à donner plus de moyens aux établissements concentrés dans des quartiers fragilisés. Comment évaluez-vous ces politiques à l'aune des résultats de votre recherche?

VV: En l'état, je crains qu'elles n'aient qu'un impact marginal sur la réussite des élèves. Je crains aussi qu'elles engendrent divers effets pervers dont celui de maintenir les ghettos scolaires. Selon le système en vigueur actuellement, le surcroît de financement (la discrimination positive) est conditionnel au fait que l'élève "faible" fréquente un ghetto scolaire c'est-à-dire un établissement concentrant un grand nombre d'élèves "faibles". Il serait plus judicieux que le surcroît de financement puisse exister quel que soit l'endroit où l'élève est scolarisé. Avec la formule de financement que nous évoquions plus haut l'établissement ghetto continue à recevoir plus de moyens. Mais la notion de seuil disparaît. La diminution du nombre d'élèves défavorisés - parce que le statut d'établissement ghetto s'estompe par exemple - fait certes diminuer les moyens additionnels mais de manière très progressive. La situation est également différente pour l'établissement qui se trouve à l'autre extrémité de la hiérarchie. Il peut lui aussi "profiter" de la discrimination positive dans la mesure où il accueille certains élèves à profil défavorable. A l'inverse de la discrimination positive actuelle, notre formule pourrait donc créer un contexte incitatif plus favorable à l'hétérogénéité des publics. Tout en conservant l'idée de donner plus de moyens aux élèves qui en ont le plus besoin, elle instaurerait un environnement qui 1) élimine certains pièges à pauvreté dans le chef des établissements qui sont aujourd'hui en discrimination 2) sensibilise tous les autres établissements au bénéfice que représente le fait d'accueillir les élèves les plus faibles.



Vous différenciez deux modèles d'interventions publiques dans les systèmes scolaires. L'un centré sur les inputs : l'administration édicte des règles concernant l'usage des ressources humaines et matérielles (cas de la Communauté française). L'autre est centré sur les résultats des établissements scolaires (cas de la Grande-Bretagne), caractérisé entre autre par un contrôle centralisé des évaluations (tests standardisés). Existe-t-il un modèle plus pertinent que l'autre en termes d'équité et d'efficacité ?

VV: Dès lors qu'il y a libre-choix et autonomie juridique de beaucoup d'écoles , compte tenu également de l'aspiration des enseignants à plus d'autonomie professionnelle, il paraît logique que l'administration centrale agisse autrement qu'en cherchant à s'imposer comme producteur exclusif des services éducatifs et/ou à multiplier les règles d'usage des ressources. Dans un tel contexte il me semble plus indiqué d'opter, comme en Finlande ou en Grande-Bretagne, pour un encadrement par voie de contractualisation synonyme de forte autonomie des écoles et de contrôle par les résultats.

Plusieurs travaux concluent au fait que la gouvernance centrée sur les résultats des élèves est plus efficace que celle qui procède par encadrement rapproché de la conduite des professeurs, notamment dans le domaine de la pédagogie. Autonomie accrue, évaluation externe des écoles et meilleure performance -- tant en termes d'efficacité que d'équité -- peuvent aller de pair. Ainsi, dans l'enquête OCDE de 1995, la décentralisation au niveau de l'école de la responsabilité d'achat des fournitures et du matériel, et surtout de l'engagement ou de la rémunération des enseignants tend à améliorer les acquis en math et sciences. Mais on note surtout que l'obligation faite aux écoles de participer à des épreuves externes a un effet favorable, y compris en termes d'équité.

Notre recommandation est celle de la régulation du quasi-marché selon le principe " autonomie contre résultats ". Aux écoles il reviendrait de décider plus librement des horaires de présence des professeurs et des élèves, de la durée des cours par matière, du nombre et du type d'enseignants à recruter ou encore de l'opportunité de les envoyer en recyclage. A l'administration il appartiendrait d'évaluer la performance des écoles. Son rôle principal serait de faire passer aux élèves, à intervalles réguliers, des tests standardisés, à l'image de ceux conçus par l'OCDE. Les résultats à ces tests -- pondérés pour tenir compte de l'origine socio-économique des élèves -- formeraient la base de l'évaluation renvoyée aux écoles. Et ce n'est qu'en cas d'évaluation négative répétée qu'il y aurait intervention dans la gestion de l'école, par un changement de direction, une mise sous tutelle…


La relation d'arbitrage entre profil socio-économique de l'élève et résultat est toujours bien d'à propos dans la plupart des pays occidentaux. Toutefois cette inéquité s'exprime à des niveaux divers entre certains pays. Quelles sont les raisons de cette différence ?

VV: Pour un niveau d'efficacité donné, le degré d'iniquité peut varier du simple au double selon les pays. Mais il reste aussi bien entendu à comprendre comment et pourquoi de telles différences de "performance", en termes d'équité notamment.

Nous pouvons à ce sujet faire appel à diverses hypothèses pour ce qui concerne le fonctionnement du système d'enseignement lui-même. Ainsi le choix du mode de regroupement des élèves entre les différents pays peut intervenir pour expliquer une partie des différentiels d'iniquité observés. La présence de classes (ou d'établissements) homogènes au regard du public-élève qu'elles accueillent ou de classes (ou d'établissements) hétérogènes favorisant la coexistence d'élèves d'origines variées en leur sein, peut constituer un facteur explicatif du degré d'iniquité socioéconomique de traitement des élèves, à condition de montrer, d'une part, que le regroupement dans des classes homogènes, qui se base généralement sur les performances scolaires, recoupe également l'appartenance aux classes socioéconomiques (première hypothèse) et, d'autre part, que le regroupement homogène pénalise certains groupes d'élèves (seconde hypothèse). La seconde hypothèse semble confirmée par des études telles que celles de Duru-Bellat & Mingat (1997) qui ont montré que la pratique qui consiste à favoriser l'hétérogénéité du public scolaire au sein des classes renforce l'équité, car les élèves faibles profitent deux fois plus de cette situation que les élèves forts n'en pâtissent. Quant à la première hypothèse, elle se confirme en tout cas dans des études empiriques réalisées en Communauté française de Belgique où l'analyse tend à montrer qu'il existe une corrélation forte entre retard scolaire et origine socioéconomique des élèves (Zachary &Vandenberghe, 2001).

Plusieurs caractéristiques sont susceptibles d'augmenter l'homogénéité du public au sein des classes ou établissements. Au premier rang de ceux-ci, nous citerons le libre-choix de l'établissement scolaire par les élèves et les parents (Vandenberghe, 1999, 2001). Cette caractéristique institutionnelle favorise en effet l'instauration d'un quasi-marché scolaire au sein duquel les établissements sont mis en situation de concurrence, laquelle tend souvent à générer de la différenciation synonyme de hiérarchisation des établissements en fonction du public qu'ils accueillent. On constate en effet que plus la concurrence potentielle entre écoles est importante, plus les différences entre elles s'accentuent en terme notamment de retard moyen du public scolarisé (Vandenberghe, 1998).

D'autres caractéristiques institutionnelles peuvent également affecter le mode de groupement des élèves ainsi que la différenciation des apprentissages: présence ou non de filières et d'options, degré de centralisation des critères d'évaluation, recours ou non au redoublement, présence ou non d'un curriculum centralisé, politique de certification.... Ces différentes hypothèses sont actuellement en cours d'investigation.

On notera enfin le rôle ambigu des pédagogies nouvelles. Elles invitent à une forte " personnalisation " de la relation aux élèves, des formes d'enseignement ou des rythmes d'apprentissage. Dans l'esprit de leurs promoteurs ces pédagogies doivent avant tout permettre d'aider les plus démunis. Il se pourrait cependant, en pratique, qu'elles légitiment des pratiques conduisant à différencier (hiérarchiser) un peu plus les contenus, les exigences et attentes des profs et élèves et, partant, les résultats.

On pourrait penser que les systèmes scolaires qui présentent les meilleurs résultats aux tests internationaux sont ceux qui pratiquent des politiques plus élitistes et donc plus discriminantes. Or, les résultats de votre recherche montrent que cette relation est loin d'être aussi évidente, ainsi la Communauté flamande obtient de meilleurs résultats aux tests que son homologue francophone, et ses résultats sont moins sensibles au profil socio-économique des élèves. Comment appréhender cette situation ?

VV: Il y a bien une légère tendance à l'arbitrage entre efficacité (niveau moyen) et équité (sensibilité des résultats à l'origine économique des élèves) dans le secondaire. Cependant cette " loi " présente de nombreux contre-exemples. Ainsi les deux communautés de Belgique, avec la Communauté flamande qui parvient à être à la fois plus efficace et équitable que la Communauté française.

Cela étant, il est difficile d'appréhender les écarts de performance scolaire entre Flandre et Communauté française. A l'échelle internationale, ces deux systèmes restent très semblables en termes de niveau de dépenses ou de schéma institutionnel. J'avancerais trois éléments pour expliquer le meilleur résultat de la Flandre sur le plan de l'équité. Tout d'abord, une moindre ségrégation des publics entre établissements du primaire et du secondaire. Ensuite une meilleure efficacité des établissements flamands concentrant des publics défavorisés (il en existe malgré tout). Enfin je note que les pédagogies nouvelles ont eu moins d'influence sur la politique scolaire en Flandre au cours des 40 dernières années. La non rénovation de l'enseignement secondaire ne constitue qu'un exemple parmi d'autres de cette moindre influence. Si tant est que la mise en œuvre de ces nouvelles pédagogies engendre plus de différences de qualité d'enseignement, alors peut-être que l'on tient là une clef de l'écart.

Pour en savoir plus : Vandenberghe, V. (2002) Réguler l'enseignement, Revaloriser les filières. Etat des lieux et Utopie, Ed. Labor, collection Quartier Libre.