SEM 02-03 : Notion de personne

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"La notion de personne dans le débat sur le statut de l’embryon"

Mylène Botbol-Baum [Séminaire 2002-2003 : "A partir de quand est-on une personne?"]

Anne Fagot-Largeault et Geneviève Delaisi de Parseval ont publié dans la revue de métaphysique et de morale de 1987 (n°3), un article qui a fait date, intitulé " Les droits de l’embryon, fœtus humain et la notion de personne potentielle ". Les questions se posaient apparemment différemment pour définir si l’embryon pouvait être considéré comme une personne mais je vais m’efforcer ici de résumer les arguments qui restent pertinents pour notre problématique qui est de savoir si l’embryon est un individu auquel nous devons une protection morale et juridique. Ma deuxième question sera de savoir si la question semble peu pertinente en termes de droit: pourquoi avons nous la volonté de donner au sémantème embryon un statut particulier au point de vouloir limiter les recherches scientifiques portant sur cet être en suspens (dans ou hors le corps de la femme)?

La première question posée par Fagot-Largeault et Delaisi de Parseval est celle d’une responsabilité individuelle de la mère versus une responsabilité collective envers l’enfant à naître. Pour répondre à cette question il faut, disent-elles, donner un statut juridique à l’embryon.

Mais comment fonder un consensus social sur une question si privée? Peut-on commencer à poser cette question en termes de droits publiques avant que de la poser en termes de droit subjectifs de la femme ? Fagot-Largeault et Delaisi de Parseval ne tentent pas " d’ajouter une thèse de plus à une littérature déjà considérable, mais de situer les positions et arguments en présence, pour éclairer le débat qui touche, entre autres, aux sources du respect dû à la personne humaine "[1]

Le principe du respect de la personne humaine, tel qu’il a été défini par Kant, a été repris dans la déclaration universelle des droits de l’homme, stipule que les droits de l’homme juridiquement n’existent qu’à la naissance et que le fœtus n’aurait donc de statut de personne qu’à la naissance, ce qui aujourd’hui semble contre-intuitif, l’œuf étant devenu transparent et le discours sur l’enfant à naître, chargé de projections affectives alors que nous devons nous rappeler que le concept d’enfant n’a émergé qu’au 19e siècle. Devons-nous nous réjouir de cet élargissement du spectre du respect à l’embryon ? La question mérite d’être posé en contexte. Si le fondement contemporain de la fraternité humaine est le principe selon lequel :

" Tous les hommes naissent et restent libres et égaux en droits . ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité "

La phase embryonnaire précède la phase fœtale, celle-ci est elle-même divisé en trois moments :

· cellules totipotentes du zygote (capables de développer de nouveaux organismes)

· blastocystes pluripotentes avec la potentialité de développer des organes et des tissus

· cellules differenciées en types de cellules neurales, pancréatiques….

Mais devons-nous fonder le statut de la personne sur le seul développement biologique ?

Pour Boece, " une personne est une substance individuelle de nature raisonnable ". Pour Kant " le respect s’applique toujours uniquement aux personnes jamais aux choses " " les êtres raisonnables sont appelés des personnes ".

Mais une incertitude demeure quand au statut ontologique de l’embryon puisque la définition semble conventionnelle et donc historiquement déterminée .

Deux positions extrêmes s’affrontent : l’une essentialiste, l’autre existentialiste :

1° Il suffit pour être une personne de posséder le génome humain, d’appartenir à l’espèce humaine : le critère est biologique voire vitaliste.

2° Il faut pour être une personne posséder assez de conscience et de raison pour entrer dans la communauté des sujets libres, " le critère pertinent est éthique ou culturel ".

Comment dépasser ce conflit le dualisme choses–personnes ?

On a reproché aux intégristes de la thèse biologique de confondre " vie humaine et personne humaine ".

Mais n’est-ce pas la confusion n’est–elle pas à la base même de la thèse ? La difficulté posée par cette thèse est qu’elle ne permet pas de distinguer le respect de l’homme par l’homme d’un égoïsme d’espèce.

On est en droit de s’étonner que des esprits religieux convaincus de la destinée spirituelle de l’humain se basent pour preuve de leur thèse sur des arguments génétiques fallacieux . Mais cette ontologie substantielle est équilibrée nous dit-on par une ontologie relationnelle .

Ce qui met les biologistes hors discours, car eux, n’ont rien à dire sur la personnalisation de l’embryon humain qui est un construit culturel.

Inversement la biologie semble donner malgré elle une caution objective à la doctrine de l’animation immédiate.

Cela permet de refuser l’idée d’un stade pré-personnel du développement de l’embryon. L’Eglise garde néanmoins une certaine prudence et ne s’engage pas dans une affirmation philosophique mais dans la volonté d’un comme si qui tient lieu de projet moral :

" On doit faire comme s’il était une personne, car ce serait une faute grave de prendre le risque d’un homicide ".

Nous ne sommes donc déjà plus dans un discours ontologique mais dans un discours du risque qui engage des mesures juridiques de précaution. Mais le principe de précaution ne détermine pas, à priori, la valeur devant être accordée à l’embryon.

Cet argument du risque a amené au développement de l’argument de la pente glissante, qui a pris des formes extrêmes voire extrémistes :

" Il faut interdire aux chercheurs d’observer le développement in vitro de l’œuf fécondé car sinon ils ne pourront s’empêcher de manipuler et que toute manipulation est une menace à l’intégrité de l’œuf ". Nous retrouvons là encore un déséquilibre entre droit de la recherche et droit des personnes qui ici sont " potentielles " ;

les arguments suivants sont alors inlassablement répétés:

" Tout ce qui est techniquement faisable nous sommes entraînés à le faire "

" Nous ne savons pas nous imposer des limites…. "

L’Eglise dénonce dans le contrôle de la fertilité humaine " une dynamique de violence et de domination ". On retrouve la formulation laïque de cet argument dans l’avis français :

" Il faut éviter qu’un rapport de toute puissance ne s’institue sur l’humain au nom de progrès scientifique "

Le principe du caractère sacré de la vie lui, est censé impliquer un droit du vivant à la vie, qui implique pour la communauté humaine un devoir de le faire vivre.

Ce principe appliqué à la période anténatale est problématique si l’on sait que dans les conditions naturelles de procréation, deux œufs fécondés sur trois meurent au cours des 6 premières semaines. Doit-on, peut-on reconnaître à ces œufs un droit à la vie ?

Or depuis le diagnostic prénatal ou génétique nous accédons à des connaissances permettant de rectifier les " choix de la nature " voire de choisir nous-mêmes qui peut exister avec une qualité de vie suffisante ou pas.

Le vocabulaire change légèrement et l’on parle de respecter " la loterie génétique ", les étincelles de hasard[2] sur lesquels se fonderait notre singularité.

C’est la question de la liberté du choix qui est finalement perçue comme un risque inassumable. Comment faire sens de cette peur ? Testard allait jusqu’à parler en 86 " d’une éthique de la non-recherche ".

Si l’on suit la position biologique jusque sur le plan législatif, tout doit être interdit en termes de recherche sur la procréation.

En 1984 l’Australie se donna une législation qui n’interdit pas la recherche sur l’embryon mais la création d’embryons a but de recherche. Cette distinction a été reprise par le comité français en 1986.

Singer et Khuse (bioéthiciens australiens) argumentent contre cette différence que l’intention dans lequel il a été formé ne fait aucune différence pour l’embryon. L’Eglise parle alors d’un droit de l’embryon à être conçu par " méthode naturelle ". Les juristes s’y opposent car l’on peut difficilement contraindre les femmes dans leur liberté comme on prétend contraindre la conduite d’une recherche ; ou garantir aux embryons artificiels plus ou moins de droit que les embryons dits naturels.

Mais plus fondamentalement, Fagot-Largeault et Delaisi de Parseval nous demandent s'il n'y a pas un suicide moral à refuser la possibilité de choix qui est offerte par le développement des sciences .

Comme le dit Fagot-Largeault et Delaisi de Parseval, " derrière la rigidité des principes posés, il y a une vision tragique de la vie morale selon laquelle lorsque l’homme substitue ces décisions à celles de la nature, il ne peut qu’altérer celle-ci et faire le mal."

Une vision Prométhéenne ne verrait au contraire le bien que dans la liberté qu’a l’homme de pouvoir interférer avec les lois de la nature.

Contre cette vision tragique ou prométhéennes, ?

Pour les néo-kantiens, tels Engelhardt, Dworkin, Arendt , Ricoeur , ce qui fait la dignité humaine, c’est l’autonomie du vouloir.

" Le respect pour la personnalité en l’homme est un respect pour tout autre chose que la vie " disait déjà Kant.

Une personne au sens éthique du terme est un être raisonnable qui s’oblige à ne s’incliner que devant la loi qu’il pose lui -même comme universalisable ".

Ou encore " dans ce monde intelligible, il ne s’agit pas de faire du bien aux autres par amour pour eux " Kant.

Cela implique un respect mutuel à se conduire comme des êtres autonomes.

On ne saurait donc appeler à l’autonomie un être qui n’en a pas la capacité, nous dit Engelhardt en 1986.

L’embryon n’est qu’une personne probable et il serait immoral de donner le même statut à une personne probable qu’à une personne réelle.

On peut décider néanmoins de les protéger, non de les respecter ce qui serait galvauder le mot de respect.

A l’égard des êtres dépourvus d’autonomie personnelle il reste néanmoins un devoir de bienfaisance . Mais il faut pouvoir dire qu’il est plus grave de mettre sciemment au monde un enfant taré que de le mettre au monde en l’excluant de la communauté morale. Toutefois nul état ne saurait contraindre un individu à un acte d’eugénisme.

La position neokantienne a le double mérite de fonder une large tolérance pour de s choix moraux différents et d’insister sur la responsabilité que nous avons non pas à l’égard d’un fœtus mais à l’égard des personnes.

La loi est gardienne des droits personnels ne peut interdire aux chercheurs de chercher.

Mais au delà de ces principes se posent des questions de casuistiques fines comme par exemple

Où passe la limite entre personne et non-personne ?

Le concept social de personne doit-il être plus large que le concept éthique de personne défendu par les néo-kantiens ?

Nous avons vu que la position essentialiste et existentialiste radicalement opposées restent d’accord sur un point :

Chaque position est respectable en termes individuels mais aucune n’est globalement praticable comme choix de société.

Comment fonder philosophiquement une position intermédiaire ? Entre dénier à l’embryon humain tout statut personnel , et conférer à une cellule la même dignité morale qu’à un être raisonnable qui sont finalement toutes deux contre intuitives ?

Le point de vue pragmatique développé par le rapport Warnock était de dire :

Puisque nos positions philosophiques sont inconciliables laissons-les de côté, cessons de nous demander quand l’embryon devient une personne, cherchons quels droits il devrait avoir, car ce qui doit être ne découle pas de ce qui est !

Se développe alors une ontologie progressive et empirique à l’intérieur même du pragmatisme.

La notion de personne potentielle : La notion de personne potentielle provient d’une sagesse pratique évoquée en 84 par le comité français et par le comité permanent des médecins de la Communauté européenne. Cette notion est reprise dans le rapport Warnock " Potential human being ". Mais cette notion est récusée par les deux positions radicales vues plus haut.

Le camp personnaliste parle de mystification consistant à confondre futur et présent (Tooley, 1983).

Engelhardt préfère dire que l’embryon est une personne possible. (1986)

Dans le camp vitaliste on préfère dire que l’embryon est une personne actuelle : Le CCNE qui maintient la dualité choses-personnes, tire l’embryon plutôt du côté de la personne.

" On doit respecter dans l’embryon humain à la fois une singularité individuelle et une idée de l’espèce ".

Comment dès lors renouer un lien entre ontologie relationnelle et éthique lorsqu’en tant qu’individus ayant des droits personnels nous devons élaborer des lois qui fonctionneront en termes de droits publics ? Tel me semble être le défi à surmonter si nous voulons préserver le pluralisme des volontés et leur protection par une raison pratique.

Tel me semble l’enjeu fondamental soulevé par les femmes dans les études de genre qui ont malheureusement pour des raisons politiques que je ne peux développer ici très peu d’impact dans le débat. Et que je voudrais réintégrer ici à partir d’une réflexion sur l’impact des biotechnologies sur le droit des femmes.

Ce qu’a changé la procréation médicalement assistée

Chaque protagoniste avance ses propres critères pour justifier et établir son lien avec l’embryon dans la réflexion sur le statut de l’embryon.

Le réseau décisionnel autour de l’embryon inclut de plus en plus de protagonistes dans la procréation médicalement assistée. Il arrive alors que les protagonistes s’affrontent pour savoir qui d’entre eux est le plus qualifié pour parler au nom de l’embryon. La médicalisation de l’engendrement a atteint un stade sans précédent, elle affecte la modalité sociale des obligations et responsabilités professionnelles des médecins dans un modèle délibératif. Qui changent la prééminence des protagonistes quant à la prise de décision lorsque, comme dans la fécondation in vitro l’embryon se trouve en dehors du corps de la femme. Le déplacement de la fécondation du corps de la femme au laboratoire remet-il en question le pouvoir de prise de décision de la femme ?

Est-ce là l’enjeu d’une individualisation de l’embryon ? [3]

" La technologie de la grossesse que notre civilisation a développé est une technologie de la séparation et de l’individuation et cette technologie conduit à reconnaître le fœtus comme entité séparée de la mère ". Que dire du pré-embryon ? La femme enceinte doit-elle se considérer elle-même comme une ou deux entités ? Et dans ce dernier cas quelles sont le priorités respectives de la femme et de l’embryon ?

On ne peut nier que la survie de l’embryon dépend du maintien d’un lien biologique au corps de la femme. Même si la procréation médicalement assistée a conduit à affaiblir dans les représentations le concept d’inséparabilité biologique entre la femme et l’embryon, elle conduit à une occultation du rôle de la femme dans la grossesse.

Le corps de la femme n’est plus le lieu privilégié de la conception.

La femme reste néanmoins la future mère et doit rester juridiquement la responsable principale du sort de l’embryon. Le glissement vers " la notion de demande parentale qui semblait égalitariste est trompeuse"

et n’est pas neutre en termes normatifs car elle remet en question fortement la loi sur l’avortement comme référence normative déterminant qui est en droit de prendre une décision sur le sort de l’embryon. Mais là encore la loi prend pour référence la situation où l’embryon est à l’intérieur du corps de la femme alors que l’embryon candidat à l’expérimentation est à l’extérieur du corps de la femme. Cela change-t-il la prééminence de la mère dans toute décision relative à l’embryon ? Qu’implique alors la notion de consensus à établir qui ne serait pas basée sur une responsabilité progressive envers l’embryon ?

Les tiers amenés à donner leur avis sur l’expérimentation sur embryon ne doivent pas perdre cela de vue, ils incarnent une interprétation du souci que la société porte aux embryons qui n’est pas démocratiquement autorisée. Il ne faudrait pas que la technologie en rendant l’embryon plus visible rendent l’intérêt des femmes invisible ou noyé dans des consensus moralisants.

Dans la loi sur l’avortement il est considéré que les femmes vivent un dilemme personnel quand elles se posent la question de l’issue d’une grossesse non voulue. Ce qui sous-tend que les intérêts de la société ne sont pas en jeu, du moins qu’ils sont seconds et ne peuvent justifier d’outrepasser le désir exprimé des femmes de transformer une personne future en personne réelle qui mérite le statut de dignité qui appartient à chaque être de la famille humaine.

Il me semble que chacun y gagnerait à rétablir le lien relationnel qu’ont les femmes à leur embryon car elles restent, dès que la médecine a joué son rôle d’assistance à la fécondation, les meilleures protectrices du devenir futur des personnes dans la dignité intersubjective qui se construit non pas dans la seule fusion des gamètes mais dans le processus relationnel de la grossesse.

Mylène Botbol-Baum.


[1] Anne Fagot-Largeault, Geneviève Delaisi de Parseval, "Les droits de l’embryon (fœtus) humain , et la notion de personne humaine potentielle, Revue de Métaphysique et de morale , n°3/1987

[2] Henri Atlan , "Les étincelles de Hasard".

[3] Simone Batemen et Tania Salem "L’embryon en suspens", Cahiers du genre n°25 1999, COLL l’Harmattan.

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