Chapitre 3

Noyau

Anthonie van Leeuwenhoek a-t-il découvert le noyau des cellules ? Dans une lettre envoyée en 1702 à la Royal Society de Londres, il mentionna la présence d’un point lumineux au centre des globules rouges de poissons : « …a clear sort of light in the middle: ». Vingt ans plus tôt, il avait déjà observé la présence de globules dans les cellules sanguines de morue et de saumon mais, comme le fait remarquer Henry Harris dans « The Birth of the Cell » : « Leeuwenhoek saw globules everywhere. » Quoiqu’il en soit, la découverte du noyau des cellules végétales est attribuée au botaniste Robert Brown qui, au retour d’une mission d’exploration des côtes d’Australie, fut nommé Curator (conservateur) des collections botaniques du British Museum à Londres. Il publia un travail monumental sur la flore australienne et poursuivit des recherches sur les végétaux. En 1831, utilisant un microscope fabriqué à Londres par Banks & Sons et Dollon, il découvrit un organite sphérique au centre des cellules végétales. Le noyau des cellules animales fut observé quelques années plus tard, en 1835, par Rudolf F.J.H. Wagner, professeur de zoologie et d’anatomie comparée à l’université d’Erlangen.

Le noyau est le plus volumineux des organites subcellulaires. D’un diamètre de 5 micromètres en moyenne, il est généralement sphérique (dans les neurones) ; dans certaines cellules il est ovoïde (fibroblastes) ou plurilobé (leucocytes polynucléaires neutrophiles). Il disparaît au début de la division cellulaire et se reforme à la fin. Il y a généralement un noyau par cellule, deux dans certains hépatocytes ; il y en a plusieurs (syncitium) dans les rhabdomyocytes, les cellules contractiles des fibres musculaires striées résultant de la fusion du cytoplasme de plusieurs cellules. Le contenu du noyau – le nucléoplasme – est un gel aqueux renfermant, outre le matériel génétique, des nucléotides triphosphates et une variété de protéines ; il est séparé du cytoplasme par une enveloppe formée d’une membrane externe et d’une membrane interne séparées l’une de l’autre par un espace périnucléaire de 20 à 40 nm, en continuité avec la lumière du réticulum endoplasmique ; cet espace renferme des ions Ca2+ libérables dans le noyau par des canaux calciques membranaires et des protéines trimériques de structure (SUN1, SUN2 : Sad1, UNc-83) qui interagissent avec les lamines (voir plus loin). Les membranes externe et interne sont classiquement formées d’une bicouche phospholipidique et d’une variété de protéines membranaires (environ 80 protéines pour la membrane interne). La membrane externe porte des ribosomes. Membranes externe et interne sont percées de pores nucléaires, qui sont des structures de transit régulé entre cytoplasme et nucléoplasme. La face de la membrane interne en contact avec le nucléoplasme est tapissée d’un réseau fibrillaire dense d’une épaisseur de 10 à 20 nm, formé de protéines filamentaires codées par les gènes LMNA (lamines A, C, Ad10 et C2), LMNB 1 (lamine B1) et LMNB 2 (lamines B2 et B3). La teneur en ces diverses isoformes de lamines varie en fonction des phases du cycle cellulaire. Les lamines sont des sites d’ancrage pour les chromosomes, soit directement, soit indirectement par l’intermédiaires de protéines : émerine, BAF (Barrier to Autointegration Factor) ou LBR (Lamin B Receptor).

L’observation au microscope photonique permit de faire un premier inventaire du noyau. Au XIXe siècle, apparurent les dérivés de synthèse de l’aniline. Ces composés basophiles se fixent sur les acides nucléiques et colorent fortement la chromatine ; ils furent utilisés pour mettre au point de nouvelles techniques de coloration. Les chromosomes forment l’essentiel de la masse du nucléoplasme mais ils ne sont pas visibles dans la cellule en interphase (entre deux divisions cellulaires). En 1928, Emil Heitz distingua au sein du nucléoplasme des zones peu colorées, finement réticulées, qu’il appela « euchromatine » (c’est la partie active du génome, celle dont les gènes sont transcrits en ARN) et des amas foncés aux contours irréguliers situés à la périphérie et qu’il nomma « hétérochromatine » (c’est la portion du génome au repos plus des segments spécialisés des chromosomes appelées télomères et centromères). L’emploi de techniques d’hybridation in situ couplées à la microscopie à fluorescence permit de montrer que le nucléoplasme est une structure dynamique et organisée dans laquelle les chromosomes individuels ne sont pas répartis de manière aléatoire mais occupent des territoires distincts, séparés par un réseau canaliculaire (domaine inter-chromosomique) dans lequel circulent les facteurs de régulation. Les chromosomes de petite taille ou riches en gènes sont préférentiellement localisés dans la partie centrale du nucléoplasme ; ceux de grande taille ou pauvres en gènes, à la périphérie, ancrés à la lamina par la protéine II (Lamin associated protein II) et le récepteur de la lamine B.

Cellule de tumeur ascitique
Cellule de tumeur ascitique observée au microscope à contraste de phase. Le noyau est entouré par le cytoplasme, contenant diverses inclusions. La cellule est bordée par la membrane plasmique. La microscopie à contraste de phase permet l’examen de tissus non fixés et non colorés.

Chez les mammifères et les oiseaux, le nucléoplasme renferme une variété de structures dynamiques appelés corps nucléaires, dont le nombre peut varier en fonction des conditions de stress auxquelles sont soumises les cellules. On en a identifié une dizaine. Dans ce chapitre, je ne décrirai que les mieux connues. Dépourvus de membrane, les corps nucléaires maintiennent leur intégrité en renouvelant leurs constituants par une biogénèse très active et des échanges de matériel avec le nucléoplasme environnant. La récupération de fluorescence après photo-blanchiment (Fluorescence Recovery after Photobleaching, qui mesure la vitesse de diffusion de molécules fluorescentes) a permis de mettre en évidence les processus dynamiques d’auto-association protéines-protéines et protéines-ARN au sein des corps nucléaires, par exemple en réponse à des stimulations externes (infection virale) ou internes à la cellule.

L’inclusion la plus volumineuse est le nucléole, une masse hétérogène aux contours irréguliers (voir plus loin). Les corps de Cajal (1 à 3 exemplaires par noyau) furent décrits en 1903 par l’histologiste Santiago Ramon y Cajal (prix Nobel de physiologie ou médecine en 1906). Ils prennent la forme de petites masses arrondies de 200 à 600 nanomètres de diamètre. Ils sont présents dans le noyau des neurones – où Cajal les a découverts ; ils le sont moins ou sont absents dans le noyau d’autres types cellulaires. Les corps de Cajal renferment des fils enroulés, visibles à l’examen au microscope électronique, d’où l’appellation de « coiled bodies ». Ils sont formés de protéines, dont la coïline-p80, et d’ARN et sont impliqués dans l’assemblage et la maturation de petites ribonucléoprotéines nucléaires (Small Nuclear Ribonucleoproteins) et nucléolaires (Small Nucleolar Ribonucleoproteins). Les Corps de Cajal jouent aussi un rôle dans l’assemblage de la télomérase et dans l’homéostasie de la longueur des télomères (voir plus loin).

Noyau d’une cellule en interphase, observé au microscope électronique
Noyau d’une cellule en interphase, observé au microscope électronique.

Les speckles (Nuclear speckles, 20 à 50 exemplaires par noyau) apparaissent au microscope à fluorescence sous forme de petites masses brillantes (speckles signifie « mouchetures ») de forme irrégulière. L’examen au microscope électronique révèle la présence de granules de 20 à 25 nm associés en grappes de 80 à 180 nm. Leur localisation dans le domaine inter-chromosomique du nucléoplasme leur a valu l’appellation d’Interchromatin granule cluster. Ce domaine, riche en fibrilles péri-chromatiniennes de 3 à 5 nm de diamètre, est une région de transcription active. Les Speckles sont des sites de stockage des facteurs d’épissage des pré-ARNm : SRSF1 (Serine/Arginine Rich Splicing Factor 1,) et ASF1/SF2. Les paraspeckles ont été découverts en 2002 par Archa H. Fox (Western Australia Institue for Medical Reaserch). Dans les cellules HeLa, l’examen au microscope électronique ou par fluorescence révèle la présence de 13 à 17 structures de forme irrégulière (0.5 à 1 mm de diamètre) par noyau. Les paraspeckles sont présents dans les cellules de mammifères et dans les lignées cellulaires transformées, principalement dans l’espace inter-chromatinien, à proximité des speckles. Ces complexes ARN/protéines se forment autour d’un ARN long non-codant (Nuclear Enriched Abundant Transcript 1, NEAT1) servant de centre de nucléation, et de protéines contenant des séquences de liaison à l’ARN, comme la Drosophila Behaviour/Human Splicing, DBHS. Au cours du cycle cellulaire, les paraspeckles sont visibles pendant l’interphase et la mitose, sauf pendant la télophase (l’ARN polymérase II est inactive pendant la télophase). La présence de paraspeckles est liée à l’activité de cet enzyme. Les paraspeckles sont des structures dynamiques contrôlant l’expression des gènes en séquestrant certains ARN dans l’espace inter-chromatinien. Le mécanisme de rétention d’ARN hyper-édités a été particulièrement étudié par le groupe de David L. Spector (Cold Spring Habour Laboratory). Pour rappel, après transcription les pré-ARN subissent une phase dite d’édition au cours de laquelle une adénosine est convertie en inosine par désamination hydrolytique. André P. Gerber et Walter Keller (Department of Cell Biology, Biozentrum, Universität Basel) furent des pionniers dans la découverte du processus d’édition en découvrant en 2001, l’adénosine désaminase spécifique de l’ARNt. Les paraspeckles séquestrent les molécules d’ARN qui ne sont pas immédiatement nécessaires dans le cytoplasme pour la synthèse protéique mais qui doivent être rapidement mobilisables en cas de stress.

Les corps nucléaires PML (10 à 30 exemplaires par noyau) tirent leur nom de la protéine suppresseur de tumeur ProMyelocytic Leukemia protein, identifiée en 1996 par Fabrizzio Grignani et ses associés (Università degli Studi di Milano) chez des patients atteints de leucémie promyélocytaire aigüe. La protéine PML joue le rôle de facteur de nucléation sur lequel s’agrègent d’autres protéines pour former les structures sphériques des corps nucléaires PML. Ceux-ci jouerait un rôle dans le contrôle de la transcription et de l’homéostasie cellulaire. Le nombre de corps nucléaires PML augmente chez les cellules soumises à un stress oxydatif.


 Nucléole, une usine à ribonucléoprotéines

En 1781, le naturaliste Felice G.F. Fontana (université de Pise) rapporta la présence d’une structure arrondie à l’intérieur du noyau de cellules de mucus de la peau d’anguille. Utilisant de nouvelles techniques de coloration, Rudolph F.J.H. Wagner (Université d’Erlangen) confirma en 1835 la présence de cet organite, qui fut nommé « nucléole » en 1836, par Gabriel G. Valentin (Université de Berne) puis, en 1840, par William Bowman, l’histologiste qui découvrit dans le rein les capsules qui portent son nom. Le réactif de Feulgen (à base de fuschine), qui colore la chromatine nucléaire, ne colore pas le nucléole. Cet organite est visible au microscope à contraste de phase sur des cellules en culture non fixées, ce qui a permis à Gérard-Edouard Balbiani, professeur d’embryologie au Collège de France, d’observer (en 1864) son caractère dynamique et les mouvements qui se déroulent en son sein. A la mitose, le nucléole disparaît en même temps que le noyau.

Il n’y a pas de nucléole ou de structure équivalente chez les procaryotes. Le matériel de choix pour l’étude de sa structure et de sa physiologie est l’ovocyte, une cellule de l’ovaire qui se différencie en ovule. Balbiani utilisa des ovocytes d’araignées dont les nucléoles sont particulièrement bien développés. L’emploi de techniques histochimiques fournirent peu de résultats utiles sur leur composition biochimique. En 1936, Torbjörn O. Caspersson effectua sa thèse de doctorat sur la répartition des acides nucléiques dans le noyau. Il nota deux faits : (i) l’examen par microspectrophotométrie dans l’ultraviolet détecte un pic d’absorption caractéristique des acides nucléiques dans le nucléole de noyaux isolés ; (ii) le nucléole ne réagit que faiblement à la réaction de Feulgen. Le pic d’absorption devait donc être celui d’ARN. Caspersson supposa que le nucléole était le lieu de synthèse des ribonucléoprotéines (exact) et des protéines cytoplasmiques (faux). En 1937, Jack Schultz, un élève de Thomas Hunt Morgan, rejoignit le laboratoire de Caspersson à Stockholm. Ensemble, ils précisèrent la répartition des deux types d’acides nucléiques dans le noyau : l’ADN dans les chromosomes et l’ARN dans le nucléole. Ils confirmèrent que le cytoplasme renferme aussi de l’ARN et qu’il doit exister une relation métabolique entre ADN et ARN : la basophilie du cytoplasme augmente nettement dans les cellules qui se divisent activement (Ribonucleic acids in both nucleus and cytoplasm, and the function of the nucleolus, 1940).

Jean Brachet et Walter Vincent (Laboratoire de morphologie animale, université libre de Bruxelles) entreprirent d’isoler le nucléole à partir de foie de rat ou d’ovocytes d’étoile de mer, dans le but d’établir son contenu biochimique. Brachet était un pionnier de l’étude de l’ARN ; il avait montré, en 1940, que la basophilie du nucléole et du cytoplasme disparaissait après traitement par de la ribonucléase. Ce traitement affectait plus particulièement la partie granulaire, ce qui suggèrait que le matériel nucléolaire n’est pas réparti de manière uniforme : la pepsine digèrait préférentiellement les autres parties du nucléole (son contenu en protéines représente 85% de sa masse). La présence d’ARN dans le nucléole d’ovocytes d’étoile de mer fut confirmée par Vincent (Zoology Laboratory, University of Pennsylvania). L’importance vitale du nucléole fut démontrée par Donald D. Brown (Department of Embryology, Carnegie Institution of Washington, Baltimore) et John B. Gurdon (Department of Zoology, Oxford, prix Nobel de physiologie ou médecine en 2012). Les ovocytes d’Amphibiens renferment de nombreux nucléoles. Dans la plupart des autres cellules, on dénombre de un à quatre nucléoles, selon les phases du cycle cellulaire. En 1964, au terme d’une étude menée chez Xenopus laevis, Donald D. Brown et J.B. Gurdon (Department of Embryology, Carnegie Institution of Washington, Baltimore) montrèrent que les œufs dépourvus de nucléole sont incapables de se développer.

A la fin des années 1950, après examen de coupes de tissus au microscope électronique Françoise Haguenau, Charles Oberling et Wilhelm Bernhard (Institut de recherches sur le cancer, Villejuif) décrivirent la structure en éponge du nucléole, l’absence de membrane limitante et la présence de fibrilles et de granules. Trois régions principales se distinguent : une région riche en fibrilles de 5 à 8 nm de diamètre, de densité variable, qui se différencie en « centres fibrillaires » et « composant fibrillaire dense » ; une région riche en granules de 15 à 20 nm de diamètre : le « composant granulaire ».

Morphologie du nucléole
Morphologie du nucléole chez les eucaryotes supérieurs. Dépourvu de membrane limitante, il comporte trois compartiments : le composant fibrillaire dense (pars fibrosa), le centre fibrillaire (pars amorpha), contenant l’ARN polymérase I et les facteurs de transcription associés ; les gènes des ARNr seraient concentrés à la frontière entre ces deux zones, et le centre granulaire (pars granulosa), site d’assemblage des particules pré-ribosomiques. Chez les eucaryotes simples, le nucléole est formé d’un réseau fibrillaire et d’une région granulaire.

Vers le milieu des années 1950, deux hypothèses furent proposées pour expliquer le rôle de l’ARN nucléolaire ; il serait : (i) le précurseur de l’ADN chromosomique ; (ii) un intermédiaire entre l’ADN nucléaire et l’ARNr des ribosomes présents dans le cytoplasme. Dans l’article « The nucleolus, a source of ribosomes », publié en 1963 dans la revue Biochimica & Biophysica Acta, Max L. Birnstiel et Margaret I.H. Chipchase (Division of Biology, California Institute of Technology) établirent le rôle du nucléole dans la synthèse des sous-unités ribosomiales. A partir d’une préparation enrichie en nucléoles traitée par un détergent (désoxycholate de sodium), ils isolèrent des ribonucléoprotéines de coefficient de sédimentation 38S, 60S, et 81S et de tailles 20, 28, et 36,5 nm – soit la taille des ribosomes cytoplasmiques ou de leurs sous-unités – et des ARN 18S et 28S. Birnstiel, expert en technique d’hybridation ARN/ADN, est l’auteur d’une autre contribution : il mit en évidence le caractère hautement répétitif des gènes d’ADNr ; ils sont organisés en tandem, les séquences répétées étant orientées dans le même sens.

La faible réactivité du nucléole à la coloration de Feulgen suggère qu’il ne contient pas ou très peu d’ADN. En 1931, Emil Heitz (département de Botanique, Universität Hambourg) – l’inventeur des termes « euchromatine » et « hétérochromatine » – mit en évidence le contact étroit entre certains chromosomes et le nucléole de cellules végétales. Barbara McClintock, une cytogénéticienne spécialiste de l’étude du maïs, invitée au California Institute of Technology par Thomas Hunt Morgan, observa des chromosomes de plantes irradiées aux rayons X ; elle découvrit qu’une région particulière du chromosome se positionne au contact du nucléole (1934) ; elle la baptisa « organisateur nucléolaire » (Nucleolar Organizing Body). Pour démontrer le rôle de cette région, aujourd’hui dénommée Nucleolus Organizer Region (NOR), des transgènes codant pour des pré-ARNr furent insérés dans des chromosomes polythènes isolés (visibles au microscope optique) et incubés dans un milieu de transcription : des nucléoles se formèrent spontanément. Dans la cellule, les NOR sont concentrées dans les centres fibrillaires ; ces locis hébergent des centaines de gènes d’ADNr, codant pour les ARNr 5.8S, 18S et 28S (chez l’homme). Barbara McClintock fut, en 1983, la seule récipiendaire du prix Nobel de médecine ou physiologie (fait remarquable dans les annales du prix !).

Pour assurer les besoins de la cellule en ribosomes fonctionnels, surtout en condition de stress, vitesse de synthèse et d’assemblage sont impératives ; les gènes d’ADNr sont localisés sur un petit nombre de chromosomes – cinq chez l’homme, pour 400 copies – et regroupés en opérons (clusters) ; la rapidité de transcription par l’ARN polymérase I est favorisée par la disposition des gènes d’ADNr en tandem. La transcription des gènes d’ADNr par l’ARN polymérase I se déroule à la limite entre centres fibrillaire et composant fibrillaire dense. Le long précurseur polycistronique (pré-ARNr 47S chez l’homme) subit plusieurs étapes de maturation dans le compartiment fibrillaire dense, où sont concentrées fibrillarine, petites ribonucléoprotéines nucléolaires (Small Nucleolar Ribonucleoproteins, snoARN) et une variété d’enzymes : méthyl transférases, isomérases, nucléases… Les ARNr subissent des modification consistant en méthylations et pseudo-uridylations. L’excision des exons des ARNr primaires – les séquences ETS (External Transcribed Sequence) et ITS (Internal Transcribed Sequence) – fait intervenir divers facteurs : snoARN, exonucléases, hélicases… et aboutit au découpage du pré-ARNr 47S en ARNr-5,8S, ARNr-18S et ARNr-28S. L’ARNr 5S, codé par des gènes répétés situés à proximité des centromères des chromosomes, sont transcrits à la périphérie du nucléole par l’ARN polymérase III. L’ARNr 5S se lie d’abord à deux protéines ribosomiales puis, dans la zone granulaire, aux autres protéines ribosomiales synthétisées dans le cytosol par l’ARN polymérase II, et importées via les pores nucléaires ; les sous-unités ribosomiales formées sont exportées dans le cytoplasme via les pores nucléaires. Les ribosomes fonctionnels se forment par association des grande et petite sous-unités ribosomiales entre elles et avec une molécule d’ARNm.

Le caractère multifonctionnel du nucléole fut souligné en 1998 par Thoru Pederson (Department of Biochemistry and Molecular Biotechnology, University of Massachussetts). Si son rôle majeur est de fabriquer des ribosomes, il est aussi le site de la biosynthèse totale ou partielle de deux ribonucléoprotéines : (i) la ribonucléase P, associant l’ARN M1 et la protéine C5. La RNAse P est le premier ribozyme identifié, ce qui valut à Sidney Altman (Medical Research Council Laboratory of Molecular Biology, Cambridge) le prix Nobel de chimie en 1989. En 1983, il décrivit son activité nucléasique sur l’extrémité 5’ des pré-ARNt. (ii) la particule d’épissage (splicéosome) intervient dans la maturation des ARNm : élimination des introns et épissage des exons. Elle est formée par association de petits ARN nucléaires (small nuclear RNA, snRNA) U3 U8 et U13 et d’une protéine de la zone fibrillaire dense : la fibrillarine (ARNr 2’-O-méthyltransférase). Les petits ARN nucléolaires (Small NucleOlar RNA, snoRNA) sont présents dans les petites ribonucléoprotéines nucléolaires (Small NucleOlar RiboNucleoProteins, snoRNP) qui participent au processus de maturation des ARN.

Le nucléole est aussi le site de modifications post-traductionnelles de protéines nucléaires par phosphorylation ou sumoylation. La fixation de protéines SUMO (Small Ubiquitin-related MOdifiers) sur des protéines-cibles possédant le motif SIM (Sumo-Interacting Motif) a été découverte en 1996 par Günter Blobel et al. (Laboratory of Cell Biology, Howard Hughes Medical Institute, The Rockefeller University) et, en 1997, par Frauke Melchior et al. (Zentrum für Molekulare Biology, Universität Heidelberg). Enfin, le nucléole intervient dans la régulation : (i) du cycle cellulaire, par séquestration de protéines essentielles au déroulement de certaines étapes ; (ii) de la production du suppresseur de tumeur p53 en réponse à des situations de stress.

Dans les cellules de glande salivaire de la larve de Drosophila, on a démontré que des gènes spécifiques contrôlent l’activité et la composition du nucléole. Ces « gènes nucléolaires » sont présents dans les régions organisatrices nucléolaires des chromosomes portant les gènes d’ADNr ; ils sont disposés tête-bêche en tandems séparés les uns des autres par des « espaceurs non transcrits », parfois de grande taille, jusqu’à 30 kilobases chez l’homme.

Formation d’un nucléole in vitro
Formation d’un nucléole in vitro.  Un transgène de pré-ARNr a été artificiellement inséré dans un chromosome polytène ; le chromosome recombiné est placé dans un milieu contenant les ingrédients nécessaires à la transcription. Une matrice de protéines et d’ARN s’organise spontanément, au sein de laquelle apparaissent des ribonuléoprotéines 80S, les précurseurs des sous-unités ribosomiales.

Quel est l’auteur de manuel de biologie cellulaire ou moléculaire qui, dans les années 1970 et 80, aura résisté à la tentation de montrer la spectaculaire micrographie des « arbres de Miller » ou « arbres de Noël », prise en 1969 par Oscar L. Miller. Ils sont la visualisation au microscope électronique de la chromatine en cours de transcription. Miller, surnommé the « magician » of molecular biology, et sa technicienne, Barbara R. Beaty (Department of Biology, University of Virginia) placèrent des nucléoles d’oocytes de Xénope dans un milieu adéquat. Après décompaction, le matériel nucléolaire, examiné au microscope électronique, apparaît sous forme de longues fibres d’ADNr auxquels s’attachent des filaments d’ARNr (associés à des protéines) de longueur croissante au fur et à mesure de leur transcription par l’ARN polymérase I.

Télomérase et Particule de reconnaissance du signal

Le nucléole est le site où sont synthétisées (partiellement) deux autres ribonucléoprotéines essentielles au fonctionnement des cellules : la télomérase et la particule de reconnaissance du signal. Les télomères sont des séquences d’ADN répétitives, non-codantes, situées à l’extrémité des chromosomes. Leur importance fut mise en évidence dans les années 1980 par Jack W. Szostak (Department of Molecular Biology, Massachusetts General Hospital) : des minichromosomes artificiels de levure, introduits dans des cellules de levure, ne sont répliqués que si on leur ajoute des télomères aux deux extrémités. Ces séquences particulières ne sont pas synthétisées par les polymérases responsables de la réplication de l’ADN chromosomial (ADN polymérase II) mais par la télomérase (TElomerase Reverse Transcriptase, TERT). Pour des raisons mécaniques, à chaque cycle de réplication, la longueur des chromosomes diminue à leurs extrémités. La fonction de la télomérase est de restaurer la partie manquante de façon à maintenir intacte la longueur des chromosomes en ajoutant une séquence répétée de désoxyribonucléotides (télomère) à l’extrémité des chromosomes linéaires. Elizabeth Blackburn (University of California, Berkeley) détecta la présence à l’extrémité des chromosomes de Tetrahymena thermophila de séquences d’ADN répétitives (- CCCCAA -) non-codantes. En 1980, Blackburn et Jack W. Szostak (Department of Molecular Biology, Massachusetts General Hospital) montrèrent que lorsque ces séquences sont greffées à l’extrémité de minichromosomes synthétiques et que ceux-ci sont injectés dans des cellules de Saccharomyces cerevisiae, ils ne subissent pas de dégradation, ce qui n’est pas le cas de minichromosomes dépouvus de séquences – CCCCAA – (Szostak fut le pionnier de la synthèse de minichromosomes de levure artificiels). L’enzyme responsable de l’addition de ces séquences terminales, la télomérase, fut découvert en 1984 dans des extraits de Tetrahymena thermophila par Carol Greider, l’assistante d’Elizabeth Blackburn : Identification of a specific telomere terminal transferase activity in Tetrahymena extracts, Cell, 1985. Cette ribonuléoprotéine est formée de l’association d’une transcriptase réverse, l’ADN polymérase TERT (synthétisée dans le cytosol), et d’un ARN de petite taille, le TElomerase Rna Component (TERC). La présence de ces deux constituants dans les corps de Cajal de cellules cancéreuses humaines en culture, a conduit à attribuer à ces corps nucléaires un rôle dans l’assemblage et/ou la maturation de la télomérase et dans l’homéostasie de l’allongement des télomères. Au cours de la phase S du cycle cellulaire – pendant laquelle se produit l’élongation des télomères – les Corps de Cajal s’associent aux extrémités des chromosomes ; l’ARNTERC sert de matrice à l’ADN polymérase TERT en s’appariant aux séquences complémentaires des télomères ; l’enzyme synthétise et insère les séquences d’ADN répétitives perdues à chaque cycle de réplication. La télomérase est active dans les cellules germinales, embryonnaires ou fœtales et peu active dans les cellules somatiques, malheureusement pour nous car on établit une corrélation entre le raccourcissement de la longueur des chromosomes et le vieillissement et la sénescence des cellules. Elizabeth H. Blackburn, Carol W. Greider et Jack W. Szostak reçurent en 2009 le prix Nobel de physiologie ou médecine.

La particule de reconnaissance du signal (Signal Recognition Particle, SRP) reconnait, comme son nom l’indique, le peptide signal, découvert en 1972 par César Milstein et ses associés (Department of Biochemistry, Cambrige University) à l’extrémité amino-terminale du précurseur de la chaîne légère d’immunoglobuline IgG (voir chapitre Complexe de Golgi). La particule fut isolée en 1980 dans le laboratoire de Günter Blobel (The Rockefeller University) par Peter Walter et Ibrahim M. Ibrahimi (Translocation of proteins across the endoplasmic reticulum. I. Signal recognition protein (SRP) binds to in-vitro-assembled polysomes synthesizing secretory proteins). Chez les eucaryotes, cette machine moléculaire est formée de l’association de six polypeptides (72, 68, 54, 19, 14 et 9 kDa) et d’un ARN 7S. Les cellules fabriquent en permanence des protéines dont certaines deviendront des résidentes (protéines domestiques) et d’autres seront exportées à l’extérieur de la cellule (protéines sécrétoires). Le choix d’entrer ou pas dans la voie sécrétoire est déterminé par la présence ou l’absence d’un peptide signal à l’extrémité N-terminale du polypeptide en cours de synthèse par les ribosomes cytosoliques. La particule de reconnaissance du signal, assemblée dans le nucléole et exportée dans le cytosol, joue un rôle déterminant dans l’adressage des protéines : elle reconnaît le peptide signal sur le polypeptide en cours de synthèse et émergeant de la grosse sous-unité du ribosome ; elle se lie à ce peptide ainsi qu’à un récepteur de la membrane du réticulum endoplasmique. Cette double reconnaissance assure l’accostage et l’arrimage de l’ensemble ribosome – polypeptide naissant à la membrane du reticulum endoplasmique, qui est la porte d’entrée de la voie sécrétoire.


Chimie du noyau

Les chimistes commencèrent à s’intéresser au noyau au XIXe siècle, à une époque où la chimie organique structurale connaissait en Allemagne un spectaculaire développement. Entre les années 1840 et 1870, l’enseignement et la recherche en chimie physiologique se faisaient dans les écoles de médecine des universités allemandes, puis dans les facultés de philosophie (facultés des sciences). En 1845, les autorités de la Eberhard Karls Universität de Tübingen créèrent la première chaire de chimie physiologique et la confièrent à un pionnier de cette discipline : Julius E. Schlossberger. Au départ, cette chaire avait été créée « à titre personnel » ; elle devint permanente et le chimiste organicien Ernst Felix Immanuel Hoppe, qui se faisait appeler Hoppe-Seyler, prit la succession de Schlossberger. Hoppe-Seyler choisit comme thème de recherches la composition chimique du protoplasme.

Johan Friedrich Miescher a étudié la médecine à l’Université de Bâle. Atteint de surdité à la suite d’une attaque de typhus, il renonce à la pratique médicale, opte pour la recherche et suit une formation de chimiste organicien dans le laboratoire d’Adolf Stecker, à Göttingen. Il est convaincu que la composition chimique du noyau doit être radicalement différente de celle des autres parties de la cellule. A Tübingen, devenu l’élève d’Hoppe-Seyler, et malgré la mise en garde de son mentor sur la difficulté du projet, Miescher entreprend l’étude du noyau des leucocytes, un matériel expérimental doté de volumineux noyaux. Il en récolte de grandes quantités en lavant avec une solution de sulfate de sodium des pansements imprégnés de pus ; les protéines cellulaires sont éliminées par un traitement à la pepsine (un extrait d’estomac de porc) en milieu chlorhydrique ; le matériel est soumis à une longue hydrolyse acide diluée, puis à une extraction à l’éther pour éliminer les lipides. Une couche de matériel à l’interface eau/éther se sépare d’un culot insoluble dans l’eau et les solvants acides mais soluble en milieu alcalin en donnant un liquide visqueux ; par acidification progressive, Miescher précipite un matériel biologique d’acidité élevé (le plus acide jamais isolé) et riche en phosphore (10% de la masse). On ne connaissait à l’époque que deux composés biologiques contenant du phosphore : la caséine, une phosphoprotéine du lait isolée par Gerrit Mulder en 1837, et la lécithine, un phospholipide isolé dans le laboratoire d’Hoppe-Seyler. Convaincu d’avoir isolé une substance spécifique du noyau, Miesscher lui donne le nom de « nucléine » (1869) et rédige un article qu’il soumet pour publication à Hoppe-Seyler, éditeur de la revue Medizinisch-chemishe Untersuchungen. Confronté au caractère novateur, pour ne pas dire révolutionnaire, des résultats de Miescher, Hoppe-Seyler adopte une attitude prudente non dépourvue d’ambiguïté : il retarde pendant deux ans la publication du manuscrit et demande à deux de ses élèves de reproduire les résultats de Miescher en appliquant son protocole expérimental sur du sang (Pal Plosz) et de la caséine (Nicolai N. Lubavin). L’article est finalement publié en 1871. Miescher quitte le Schlosslaboratorium d’Hoppe-Seyler pour rejoindre Carl Ludwig, le réputé physiologiste de l’Université de Leipzig, puis occupe la chaire de physiologie de l’Université de Bâle, où il entreprend des travaux sur le sperme de saumon du Rhin, une source particulièrement riche en nucléine ; en 1868, il en isole un matériel basique riche en azote : la protamine, dont la nature protéique sera établie en 1894 par Albrecht Kossel. Plus tard, il démontre la liaison entre la nucléine acide et la protamine (histone) basique. Miescher était convaincu que la nucléine jouait un rôle dans la fécondation et l’hérédité. Il avait voulu en faire mention dans l’article de 1871, mais Hoppe-Seyler s’y était opposé. Miescher revint sur cette interprétation prémonitoire du rôle de la nucléine dans un article publié en 1874.

Références : Miescher F Über die chemische Zusammensetzung der Eiterzellen (1871)
Miescher F Über die Spermatozoen einiger Wirbeltiere (1874)

Le laboratoire de Felix Hoppe-Seyler (Université de Strasbourg) avait comme thème de recherche la composition chimique des tissus. En 1878, son assistant, K.L.M.L. Albrecht Kossel, isola l’hypoxanthine et la xanthine, après hydrolyse d’une préparation de nucléine de levure et de globules rouges. Ces deux bases n’étaient pas des inconnues ; la xanthine avait déjà été isolée par le chimiste Charles Frédéric Kuhlman et les deux purines, par Jean Piccard (École polytechnique fédérale, Zurich), à partir de nucléine de sperme de poisson. Kossel montra que xanthine et hypoxanthine proviennent bien de la nucléine et non des protéines, comme le soutenaient Georg Salomon et Russel H. Chittenden (Yale University). Ces deux bases puriques sont des produits de désamination formés par dégradation thermique de l’adénine et de la guanine. L’adénine fut isolée par Kossel, en 1885, à partir de tissu pancréatique et de nucléine. Richard Altman (Universität Leipzig) obtint une préparation de nucléine de levure très faiblement contaminée par des protéines ; en 1899, il proposa de remplacer le terme « nucléine » par « acide nucléique ». Dans l’hydrolysat de nucléine de levure d’Altman, Kossel caractérisa la présence d’une forte quantité d’acide phosphorique, de guanine, d’adénine et d’un produit ayant les propriétés d’un hydrate de carbone (1891). En 1893, Kossel et son étudiant Albert Neumann découvrirent les bases pyrimidiques thymine et cytosine. En 1901, un autre de ses étudiants, Alberto Ascoli, découvrit l’uracile à partir d’acide nucléique de levure. Après la découverte des bases entrant dans la composition des acides nucléiques – adénine, guanine, thymine, cytosine, uracile – Kossel abandonna progressivement leur étude au profit de celle des protéines ; il concevait difficilement que les acides nucléiques, composés de seulement cinq bases différentes, puissent rendre compte de la diversité du vivant ; les protéines, avec leurs vingt acides aminés différents, paraissaient de meilleures candidates. En 1884, Kossel découvrit l’histone, une protéine basique associée à l’ADN et différente de la protamine isolée par Friedrich Miescher. En 1895, il isola un nouvel acide aminé, l’histidine. Il reçut en 1910 le prix Nobel de médecine ou physiologie.

Références : Kuhlman CF Recherches scientifiques (1877)
Salomon G Ueber die Verbreitung und Entstehung von Hypoxanthin und Milchsaure im thierischen Organismen (1878)
Chittenden RH On the formation of hypoxanthine from albumin (1879)
Altman R Ueber Nucleinsauren (1889)
Kossel A, Neumann A Ueber das Thymin ein Spaltungsprodukt der Nucleinsaure (1893)
Ascoli A Ueber ein neues Spaltungsprodukt des Hefenucleins (1901)

 

Hydrolyse chimique des nucléoprotéines
Protocole d’hydrolyse chimique des nucléoprotéines. Ce schéma d’hydrolyse fut utilisé jusqu’au milieu du XXe siècle. L’hydrolyse chimique ménagée, combinée à l’hydrolyse enzymatique, libère un mélange de bases, pentoses, pentoses phosphate, nucléosides, nucléotides et oligonucléotides. Le terme « protamine » désigne aujourd’hui des protéines basiques exprimées dans les spermatocytes et jouant un rôle analogue à celui des histones.
 

« A dull repetitive molecule »

J’ai lu, à propos de l’ADN, la phrase : « a dull repetitive molecule incapable of fulfilling any important role » dans un texte dont j’ai omis de noter la référence. Je voudrais rappeler (i) que l’isolement de la nucléine par Miesscher date des années 1860; à la fin des années 1950, on ne comprenait toujours pas le rôle joué par les acides nucléiques dans la transmission de l’hérédité ; (ii) que le terme « chromatine » fut inventé par Walther Flemming, en 1879, pour désigner le matériel nucléaire fixant fortement les colorants basiques ; en 1881, Eduard Zaccharias montra que les termes « chromatine » et « nucléine » désignent le même matériel, réagissant de la même façon aux traitements acide ou alcalin ; (iii) que l’on a distingué jusqu’à la fin des années 1940, et même au-delà, l’acide zymonucléique, présent chez les levures et les plantes, de l’acide thymonucléique des tissus animaux ; (iv) que l’on a longtemps cru que l’acide zymonucléique, contenant de l’uracyle, et l’acide thymonucléique, contenant de la thymine, étaient de natures différentes. La coexistence d’acide ribonucléique (ARN) et d’acide désoxyribonucléique (ADN) dans les cellules végétales et animales fut apportée par J.W. Robert Feulgen (Christian-Albrecht Universität, Kiel). Les colorants basiques réagissent avec les deux acides nucléiques. Pour les différencier, Feulgen et Heinrich Rossenbeck publièrent, en 1924, une technique de coloration spécifique de l’ADN. L’échantillon tissulaire était hydrolysé en milieu acide dans des conditions où les liaisons N-osidiques entre purines et pentoses étaient rompues ; le groupe aldéhydique du désoxyribose était libéré, mais pas celui du ribose, le sucre présent dans l’ARN. La réaction de la fuschine (réactif de Schiff) sur le groupe aldéhydique libre (celui du désoxyribose) donnait une coloration pourpre. La coloration de coupes provenant du même échantillon tissulaire par le réactif de Feulgen (ADN) ou par des colorants basiques (ADN et ARN) mit en évidence la présence des deux types d’acides nucléiques dans les cellules animales et végétales. Dans les années 1920, Walter Jones et M. E. Perkins purifièrent de l’ARN à partir de tissus animaux, tandis que J.E. Jorpes parvint à extraire de l’ADN et de l’ARN à partir de plantes et d’animaux.

Référence : Feulgen R, Rossenbeck H Mikroskopisch-chemischer Nachweis einer Nucleinsäure vom Typus der Thymonucleinsaure und die darauf beruhende elective Farbung vom Zelikernen in mikroskopischen Praparaten (1924)

La recherche sur les acides nucléiques, abandonnée par Kossel, fut poursuivie par ses élèves Walter Jones et Phoebus Levene. Il fallait d’abord connaître la formule chimique des bases qui avaient été isolées. En 1881, Emil Hermann Fischer eut recours aux techniques de la chimie organique structurale par analyse et rétro-synthèse mises au point par Friedrich Whöler pour établir, en 1828, la structure de l’urée. Fisher élucida la structure d’une série de composés apparentés (acide urique, xanthine, caféine, théobromine) et montra qu’ils dérivent d’une base azotée qu’il nomma purine par référence à sa parenté structurale avec l’urée. La structure moléculaire de l’adénine et de la guanine dérive de celle de la purine ; celle de la thymine et de la cytosine dérivent de la structure de la pyrimidine. Fisher et Julius Tafel apportèrent une contribution décisive à l’établissement de la structure des sucres, hexoses et pentoses. Je rappelle que c’est Fischer (prix Nobel de chimie en 1902) qui a découvert la liaison peptidique et montré que les protéines sont des polymères d’acides aminés (le terme « protéine » fut inventé par le chimiste Jön Jacob Berzelius et son emploi, généralisé à partir de 1839 par Gerardus Johannes Mulder, spécialiste des albumines).

Au moment où Phoebus A.T. Levene commence à s’intéresser aux acides nucléiques, Albrecht Kossel et ses associés en ont caractérisé les « building blocks » : les bases puriques – adénine, guanine – et pyrimidiques – thymine, cytosine, uracile – et un sucre, peut-être un pentose. Ils ont calculé que les acides nucléiques renferment autant de bases puriques que de bases pyrimidiques. Je rappelle qu’à cette époque, en plus des « acides nucléiques simples », comme l’acide inosinique (base – sucre – phosphate), isolé en 1847 par Justus Liebig dans un filtrat de muscle de bœuf, on connaît deux « acides nucléiques complexes » : l’acide zymonucléique et l’acide thymonucléique. En 1902, deux spécialistes de la chimie des protéines, Thomas B. Osborne et Isaac F. Harris (Connecticut Agricultural Experiment Station), proposent un modèle de structure pour l’acide zymonucléique de germe de blé, dans lequel le sucre et les bases sont attachés par des liaisons covalentes à un squelette de quatre phosphates, liés entre eux par des liaisons pyrophosphate. Le rapport entre les bases est : guanine/adénine/2 uracile, Osborne et Harris n’ayant pas détecté la cytosine.

Références : Osborne TB, Campbell GF The Nucleic Acid of the Embryo of Wheat and Its Protein Compounds (1900)
Osborne TB, Harris IF The Nucleic Acid of the Embryo of Wheat (1902)
Osborne TB, Harris IF Die nucleinsäure des weizenembryos (1902)

C’est Levene et ses collaborateurs qui découvrent comment les « pièces détachées » s’associent entre elles pour former des nucléosides, des nucléotides et des polynucléotides. Après ses études de médecine à Saint-Pétersbourg, Levene émigre aux États-Unis où il combine la pratique médicale dans le quartier déshérité du Lower East Side, à New York, avec un poste d’étudiant chercheur à Columbia University. Atteint de tuberculose, il est astreint à des périodes de convalescence, entre 1896 et 1905, qu’il met à profit pour accroître ses connaissances en chimie organique auprès d’Albrecht Kossel et d’Emil Fischer. En 1905, après avoir obtenu une position permanente au Rockefeller Institute for Medical Research, il crée un laboratoire de chimie organique qui au fil des publications (700 articles scientifiques) acquiert une réputation mondiale. Levene procède avec méthode : il commence par mettre au point les conditions expérimentales pour obtenir des produits d’hydrolyse des acides nucléiques à un degré de pureté permettant leur quantification. L’hydrolyse enzymatique a été utilisée par Walter J. Jones (John Hopkins University, avec des extraits de pancréas, riches en nucléases ; Levene et Walter Jacobs ont recours aux enzymes digestifs contenus dans les sécrétions d’une fistule intestinale. En 1923, Levene reçoit la visite d’ Ivan P. Pavlov, son ancien professeur de physiologie à l’Université de Saint-Petersbourg, prix Nobel de médecine ou physiologie 1904, de passage à New York. Pavlov avait mené des expériences impliquant le recueil par une fistule de la sécrétion gastrique d’un chien. Au cours d’un séjour à Saint-Pétersbourg, Levene essaie, sans grand succès, le contact in vitro d’acides nucléiques avec le suc gastrique. Il est alors décidé qu’ Efim S. London, un membre du laboratoire de Pavlov, fera un séjour au Rockefeller Institute ; en 1928, il introduit les acides nucléiques par une fistule dans l’estomac d’un chien et recueille les produits d’hydrolyse par une fistule intestinale.

Levene et J. A. Mandel montrent que l’acide thymonucléique est constitué de modules constitués d’une base – un sucre – un phosphate associés linéairement. La liaison entre la base et le sucre pourrait être de nature osidique. Plusieurs modules (nucléotides) pourraient s’associer par leurs phosphates pour constituer des polynucléotides. Les mêmes structures modulaires existent dans l’acide zymonucléique, comme le montrent Levene et Walter A. Jacobs ; ils isolent la guanosine à partir d’acide guanylique de levure ; ils identifient le sucre au désoxypentose (d-ribose), un glucide qui avait été synthétisé en 1891 par Emil Fischer et Oskar Piloty (Université Humboldt, Berlin). Levene crée les termes « nucléotide », « polynucléotide », « nucléoside ». Levene et Jacobs montrent que l’hydrolyse alcaline de l’acide inosinique libère une base et du ribose phosphate ; l’hydrolyse acide libère un nucléoside et du phosphate ; ces résultats plaident en faveur de la liaison des groupes phosphate aux bases par l’intermédiaire des sucres, l’ordre d’association étant : base – pentose – phosphate. Il existe une liaison β-N-glycosidique entre la base et le carbone C1’ du 2’-désoxyribose. Levene et London isolent à partir d’acide thymonucléique un guanine-désoxypentoside. Le sucre présent dans ce qu’on nommera plus tard ADN n’est pas un hexose, comme le prétendait Walter Jones, un élève d’Albrecht Kossel, mais un pentose, le désoxyribose, dont la structure 2-désoxyribo furanosique sera déterminée en 1935.

Références : Levene PA On the preparation of nucleic acids (1900)
Levene PA Hydrolysis of spleen-nucleic acid by dilute mineral acid (1904)
Walter J The action of boiled pancreas extract on yeast nucleic acid (1920)
Levene PA, Mandel JA Über die konstitution der thymo-nucleinsäure (1908)
Levene PA, Jacobs WA Über die hefe-nucleinsäure (1909)
Fischer E, Piloty O Ueber eine neue Pentonsäure und die zweite inactive Tryoxyglutarsäure (1891)
Levene PA, London ES Guaninedesoxypentoside from thymus nucleic acid (1929)
Levene PA, London ES The structure of thymonucleic acid (1929)

Levene publie en 1909 un schéma de structure des acides nucléiques comportant un anneau tétra-pyrophosphate ; les bases, attachées au C1′ du ribose, sont dirigées vers l’extérieur. Le rapport des bases est A/T/G/C/ pour l’ADN et A/G/C/U pour l’ARN (Walter Jones, 1914). En 1935, Levene et R. Stuart Tipson établissent la structure de l’acide nucléique (correcte pour l’ADN et presque correcte pour l’ARN. La digestion avec des ribonucléases permettra d’établir que, dans l’ARN, la liaison phosphodiester s’établit entre les C3′ et C5′ du pentose. En 1952, D.M. Brown et Alexander R. Todd (Cavendish Laboratory, University of Cambridge) montrent que dans les acides nucléiques les pentoses de deux nucléotides adjacents sont unis entre eux par des liaisons 3’-5’ phosphodiester. Le talon d’Achille de Levene reste le modèle de structure publié en 1909 sous le titre « Yeast nucleic acid ». En limitant l’ADN à un tétranucléotide, Levene est passé à côté de sa nature macromoléculaire. Après avoir eu connaissance des données expérimentales de Rudolf Signer (Universität Bern) et des chercheurs scandinaves Torbjörn Caspersson (Karolinska Institutet, Stockholm), Ivar Christian Bang et Olof Hammarsten (Uppsala) prouvant que l’on avait grandement sous-estimé la taille de l’ADN, Levene proposa le modèle du « polytétranucléotide » long d’une dizaine de nucléotides :

TACG TACG TACG TACG…

Ce modèle fut pendant quarante ans universellement adopté par la communauté scientifique Le généticien Max L.H. Delbrück (prix Nobel de médecine ou physiologie 1969 et père fondateur du Groupe du phage) a qualifié l’ADN de « molécule stupide » ce qui eut pour conséquence d’inciter les chercheurs à poursuivre la piste des protéines basiques associées à l’ADN. Albrecht Kossel a reçu le prix Nobel de physiologie ou médecine 1910 pour avoir élucidé la structure chimique des constituants des acides nucléiques. Le jury Nobel s’est montré très généreux envers Alexander Todd en lui attribuant le prix Nobel de chimie 1957 « for his work on nucleotides and nucleotide co-enzymes » ; par contre, il n’a retenu du travail de Levene que le « catastrophique » modèle du tétranucléotide, faisant abstraction de son apport considérable à la connaissance de la structure des acides nucléiques.

Références : Bang I Untersuchungen über die Guanylsäure (1910)
Brown DM, Todd AR Nucleotides. Part X. Some observations on the structure and chemical behaviour of the nucleic acids
Brown DM, Heppel LA, Hilmoe RJ Nucleotides. Part XXIV. The action of some nucleases on simple esters of mononucleotides (1954)
Hammarsten O Zur Kentnis der Nukleoproteide (1894)
Jones W Nucleic Acids, Their Chemical Properties and Physiological Conduct (1914)
Levene PA Yeast nucleic acid (1909)
Levene PA, Jacobs WA Über die Pentose in den Nucleinsaüren (1909)
Levene PA, Jacobs WA Über hefe-nucleinsäure (1909)
Levene PA On the biochemistry of nucleic acids (1910)
Levene PA, Tipson RS The ring structure of thymidine (1935)
Signer R, Caspersson TO, Hammarsten E Molecular Shape and Size of Thymonucleic Acid (1938)
Whitfeld PR, Markham R The natural configuration of the purine nucleotides in ribonucleic acids: chemical hydrolysis of the dinucleoside phosphates (1953)

Note : Pour la rédaction de ce sous-chapitre, j’ai consulté les articles originaux chaque fois que cela m’a été possible. J’ai, en outre, puisé des informations dans l’excellente revue d’Eugenio Rixione et Lourdes Ruiz-Zamarripa : « The “scientific catastrophe” in nucleic acids research that boosted molecular biology » (2019).

La situation évolua rapidement lorsqu’un certain nombre de groupes décidèrent de perfectionner la méthode d’extraction de l’ADN. John M. Gulland et Denis O. Jordan (University College, Nottingham) évitèrent le recours à l’hydrolyse chimique acide ou alcaline et conservèrent la préparation à un pH voisin de la neutralité à toutes les étapes de la purification ; ils isolèrent à partir de thymus de veau des fibres d’ADN peu dégradées. Avec ce produit très purifié, ils démontrèrent en 1947 l’existence de liaisons hydrogène entre les groupes aminés et hydroxyle des bases par titration électrométrique avec un acide fort ou une base forte. C’était un premier pas vers la structure hélicoïdale de l’ADN.

Les chercheurs scandinaves : Olof Hammarsten (Uppsala universitet), Einar Hammarsten, Harald Hammarsten, Ivar Bang (Lund universitet), Theodor Svedberg, Torbjörn O. Caspersson (Karolinska Institutet) adoptèrent une stratégie similaire : extraction de l’ADN à basse température et à un pH voisin de la neutralité. Ils séparèrent un matériel blanc, floconneux, très visqueux, précipitant spontanément en longues fibres au fond des récipients. Ivar Bang ajouta au processus de purification de l’ADN une étape de précipitation par un sel de sodium, pour diminuer au maximum la contamination par les protéines (soupçonnées par certains d’être le support de l’hérédité). Son élève, Einar Hammarsten, fit une évaluation de la taille de ce qu’il croyait être des « particules colloïdales » d’ADN, selon la conception en vigueur à l’époque. Cette notion de colloïde avait été introduite par le physico-chimiste Thomas Graham alors qu’il s’intéressait à la nature physique des protéines. Il tenta de séparer par dialyse d’extraits organiques des cristaux et des « colloïdes », et parvint à la conclusion que certaines protéines, comme la gélatine, étaient des colloïdes alors que d’autres étaient cristallisables. Il lança l’idée que l’état colloïdal était une spécificité du vivant.

Pour mesure la taille des particules d’acide thymonucléique, Einar Hammarsten et Torbjörn Caspersson sollicitèrent, en 1936, la collaboration du biophysicien Rudolf Signer. Ancien collaborateur d’Hermann Staudinger (prix Nobel de chimie en 1953, créateur, en 1922, du terme « macromolécule »), Signer était un spécialiste de la biréfringence de flux. Cette technique met en jeu la double réfraction de rayons lumineux et permet d’estimer la taille et la forme de molécules en solution. Lorsque l’on force la solution à s’écouler dans un tube de très faible diamètre toutes les molécules ont tendance à s’orienter dans le même sens, qui est le sens du flux. Dès 1934, Torbjörn Caspersson et Einar Hammarsten avaient démontré que l’ADN est une macromolécule. Les résultats définitifs publiés en 1938 avec Rudolf Signer créèrent la surprise, pour ne pas dire le choc : la longueur de la molécule d’ADN équivalait à trois cent fois son diamètre et sa masse était comprise entre 500.000 et 1.000.000 ! La technique permettait même de conclure que le plan des bases devait être perpendiculaire au grand axe de la molécule ! En 1950, Signer analysa une préparation dont les molécules avaient une masse de 7.000.000 ! Les Scandinaves et leurs associés devinrent les grands pourvoyeurs d’ADN purifié. En 1937, Torbjörn Caspersson donna l’échantillon d’ADN de thymus de veau qui permit au physicien William Astbury (Davy-Faraday Laboratory, Royal Institution, London) d’entreprendre son travail de pionnier sur la structure spatiale de cette macromolécule par diffraction des rayons X. Rudolf Signer fournit les préparations à partir desquelles les physiciens britanniques établirent la structure en double hélice de l’ADN.

Devant ces résultats, Phoebus Levene jugea qu’il devait réévaluer la taille des molécules d’ADN qu’il utilisait ; avec Gerhard Schmidt, il mesura leur masse par centrifugation à haute vitesse. Les valeurs mesurées étaient comprises entre 200.000 et 1.000.000. Levene ne voulut pas voir à quel point ce résultat invalidait son modèle du poly-tétranucléotide qui, en s’imposant à la communauté scientifique, avait freiné tout progrès des connaissances sur la fonction des acides nucléiques dans la cellule.

Division cellulaire, mitose, méïose

En 1824, Jean-Louis Prévost, qui deviendra le premier titulaire de la chaire de physiologie de la Faculté de Médecine de l’Université de Genève, et l’apprenti pharmacien Jean-Baptiste Dumas, qui allait devenir un chimiste de renom international, mettent en évidence le rôle des « produits du testicule et de l’ovaire » (spermatozoïdes et ovules) dans la fécondation, la segmentation de l’œuf fécondé et les premiers stades du développement de l’embryon. La segmentation de l’œuf en 2, 4, 8… cellules embryonnaires (blastomères) et la formation de la morula (embryon au stade précoce du développement) fut confirmée par Mauro Rusconi (Université de Paris) en 1826. Karl E. R. von Baër, professeur d’Anatomie, puis de Zoologie à l’Université de Königsberg et pionnier de l’embryologie découvre, en 1827, l’ovule des mammifères et déclare qu’il est à l’origine du fœtus.

Robert Remak, un élève de Johannes Müller, énonce, en 1852, que toute cellule provient de la division d’une cellule préexistante, que la division du noyau (caryocinèse) précède la division cellulaire (cytocinèse) ; ses travaux sur l’œuf fécondé, à l’hôpital de la Charité, à Berlin, mirent en évidence le rôle des trois feuillets embryonnaires, qu’il nomma « ectoderme, mésoderme et endoderme » ; c’est à partir de ces couches de cellules que se fait la différentiation et le développement des organes de l’embryon. En 1858, il nota l’apparition de filaments dans le noyau au début de la division cellulaire, une observation qui avait été faite dix ans plus tôt par Wilhelm F.B. Hofmeister dans le noyau des cellules végétales.

Les premières études sur la la fécondation chez des organismes vivants furent réalisées par Oscar Hertwig, professeur d’Anatomie à l’Université de Berlin et disciple du botaniste Ernst Haeckel, professeur à l’Université d’Iéna, directeur de l’Institut de Zoologie et propagandiste du darwinisme en Allemagne. Haeckel avait la conviction qu’il existait une relation entre hérédité et noyau. En 1850, Nicholas A. Warneck avait signalé que l’œuf fécondé renferme deux pronuclei (le terme « pronucléus » désigne le noyau de l’ovule ou du spermatozoïde, après fécondation). En 1873, le zoologiste Johann A.O. Bütschli fit une observation similaire : l’œuf fécondé d’un Nématode possède deux noyaux et ces noyaux fusionnent, phénomène qui fut aussi remarqué par L. Auerbach en 1874.

Hertwig séjourna à la station de zoologie marine de Villefranche-sur-Mer à la recherche d’un matériel expérimental adapté à ses travaux ; il porta son choix sur l’étoile de mer et surtout sur l’œuf d’oursin, dont la transparence lui permit d’examiner l’intérieur de la cellule au microscope et de découvrir, en 1876, le mécanisme de la fertilisation. Le phénomène de fusion des noyaux des cellules reproductrices mâle et femelle décrit par Hertwig fit l’objet d’études approfondies par Hermann Fol (Université de Genève), un autre élève d’Ernst Haeckel. Après fécondation, le noyau provenant du spermatozoïde est d’abord situé à la périphérie de l’ovule, puis il s’en rapproche, fusionne avec lui et donne naissance à une cellule-œuf. Hertwig rejetait l’idée que le cytoplasme puisse être le gardien de l’hérédité en se basant sur un raisonnement qui sera souvent repris par la suite : si le cytoplasme était le site de transmission des caractères héréditaires, on s’attendrait à ce que le cytoplasme de l’ovule et celui du spermatozoïde aient à peu près le même volume, ce qui n’est pas le cas ; celui de l’ovule est beaucoup plus volumineux que celui du spermatozoïde. Par contre, les noyaux du spermatozoïde et de l’ovule ont sensiblement la même taille.

Références : Prévost JL, Dumas JB Nouvelle théorie de la génération (1824)
Rusconi M Développement de la grenouille commune depuis le moment de sa naissance jusqu’à son état parfait (1826)
von Baër KER De ovi mammalium et hominis genesi epistola (1827)
Remak R Untersuchungen über die Entwickelung der Wirbelthiere (1855)

Condensation de la chromatine en chromosomes au moment de la division cellulaire
Condensation de la chromatine en chromosomes pendant la transition de l’interphase à la prophase de la mitose. Dessin de gauche : enroulement des chromosomes en fibres ; dédoublement du centrosome. Dessin de droite : à la prophase, les chromatides appariées prennent l’apparence de filaments épais, les microtubules du fuseau mitotique sont visibles, les centrosomes sont diamétralement opposés, de part et d’autre du noyau.

Les chromosomes ne sont pas visibles pendant l’interphase (entre deux divisions cellulaires) ; les seuls qui le soient sont les chromosomes géants (chromosomes polythènes). Ils ont été découverts, en 1881, chez les Chironomidae par Edouard-Gérard Balbiani, collaborateur de Claude Bernard puis titulaire de la chaire d’Embryologie comparée au Collège de France, et, en 1882, par Walther Flemming, professeur d’Anatomie à l’Université de Kiel, dans les glandes salivaires de Chironimus. Les chromosomes polythènes présentent des renflements (puffs) dénommés « anneaux de Balbiani », qui sont des sites de transcription active. Les chromosomes des cellules eucaryotes ne deviennent visibles qu’au moment de la mitose de la division cellulaire. La condensation de la chromatine en chromosomes fut décrite, en 1842, dans le noyau des cellules végétales par Karl Wilhelm von Nägeli, titulaire de la chaire de Botanique de l’Université de Zurich.

Balbiani entreprend l’étude de la reproduction sexuée sans parvenir à dégager une image claire et complète de la mitose, en partie à cause du matériel expérimental qu’il a choisi : les Protozoaires possèdent deux noyaux (macronucléus et micronucléus), ce qui complique singulièrement l’interprétation des résultats. Il utilise aussi les cellules de l’épithélium ovarien de la sauterelle Stenobothorus, sans parvenir à l’élucidation complète du processus ; il donne cependant une image assez exacte de la métaphase de la mitose chez les Protozoaires, et réalise une série d’observations pertinentes : (i) le noyau disparaît au début du processus mitotique ; (ii) des « bâtonnets » de tailles inégales apparaissent ; (iii) chaque bâtonnet donne naissance à deux bâtonnets. Leur existence avait déjà été signalée par Edouard van Beneden, professeur de zoologie et d’anatomie comparée à l’Université de Liège, ainsi que leur regroupement au voisinage de la plaque équatoriale et leur migration, en s’éloignant les uns des autres, vers les ébauches de noyaux des deux cellules filles.

La description des principales étapes de la division cellulaire par mitose chez les végétaux est l’oeuvre d’Eduard A. Strasburger, professeur de Botanique à la Jena Universität puis au Botanisches Institut, Universität Bonn. Il a inventé les termes « cytoplasme » et « nucléoplasme » (1882), qui décrivent plus exactement la réalité que « protoplasme ». Strasburger a concentré ses observations sur le comportement et le rôle du noyau : sa division pour donner le noyaux des cellules-fille ; son implication dans la transmission des caractères héréditaires au cours de la fertilisation des plantes. L’artisan de nos connaissances sur la mitose des cellules animales (nageoires et branchies de la salamandre) est Walther Flemming, professeur d’Anatomie (Christian-Albrechts-Universität zu Kiel). Il est l’inventeur des termes « chromatine » – la substance nucléaire acide qui fixe les colorants basiques comme l’aniline -, et « mitose », par référence à l’apparition de filaments lors de la division cellulaire. Les travaux sur la mitose étaient dans l’air du temps, comme on peut en juger par les notables contributions de J.A. Otto Bütschli (Christian-Albrechts-Universität zu Kiel), Waclaw Mayzel (Faculté de Médecine de l’École générale, Varsovie) ; W. Schleicher, l’inventeur du mot « caryocinèse » – la division du noyau (1879) ; Petr I. Peremeschko, professeur d’Histologie (Universität Kiev).

Mitose

prophase condensation de la chromatine en chromosomes
pro-métaphase disposition en aster des chromosomes
métaphase formation de la plaque équatoriale
alignement des paires de chromatides
dans le plan équatorial du fuseau mitotique
anaphase disposition en double étoile des chromatides
migration vers les pôles du fuseau mitotique
télophase condensation des paquets de chromatides
reconstruction du noyau

Références : Balbiani, E.G Sur la structure du noyau des cellules salivaires chez les larves de Chironomus (1881)
Flemming W Zellsubstanz, Kern und Zelltheilung (1885)
Strasburger EA Über Zellbildung und Zelltheilung (1876)
Flemming W Kern und Zellteilung (1882)
Bütschli JAO Studien über die ersten Entwicklungsvorgänge der Eizelle, die Zelltheilung und die Conjugation der Infusorien (1876)
Mayzel W Ueber eigenthümliche Vorgänge bei der Theilung der Kerne in Epithelialzellen (1875)

Note : Les progrès des connaissances sur la division cellulaire ont été rendus possibles par l’amélioration de la qualité (aberrations) et du pouvoir de résolution des microscopes pendant la décade 1830-1839, et aux nouvelles méthodes de coloration de la chromatine. Eduard Strasburger était particulièrement réputé pour son expertise en ce domaine.

Strasburger était un disciple du botaniste Ernst Haeckel. Il étudiait la fécondation chez les conifères et les plantes à fleurs ; chez l’éphémère (Tradescantia) ou fritillaire (Fritillaria persica), il est possible de suivre au microscope le passage du noyau mâle dans le tube pollinique et sa progression vers le sac embryonnaire en traversant le pistil ; cette particularité permet de suivre la fusion des noyaux mâle et femelle. Strasburger réalisa que la division des cellules végétales et des cellules animales présente de grandes similitudes. En 1879, il décrivit les étapes de la mitose, la division de la cellule en deux cellules filles, la scission concomitante du noyau de la cellule mère en deux noyaux, l’apparition dans le noyau de bâtonnets fortement colorables et leur scission en deux. Strasburger avait ses limites ; il commit des erreurs d’appréciation. Comme Balbiani, il crut que la scission des chromosomes était transversale. Il reprit à son compte la thèse du cytoblastème exposée par Schleiden dans l’édition de 1875 de « Zellbildung und Zellteilung », et conclut que le noyau était synthétisé de novo. Il soutint que le mode de division différait selon le type de cellule. Comme auteur, Strasburger détient un record de longévité : son « Lehrbuch der Botanik für Hochschulen », publié en 1894, devint un « best seller » dont les éditions se succédèrent pendant tout le XXe siècle.

Walter Flemming utilisait comme matériel expérimental la salamandre (Salamandra maculata) dont certaines cellules possèdent de volumineux noyaux. Il observa la duplication et la scission longitudinale des « filaments » au cours de la mitose des cellules épithéliales de la larve. Fleming ne fut pas le premier à dire que la scission est longitudinale et non transversale comme le croyaient Balbiani et Strasburger ; W. Schleicher l’avait vu avant lui. Tout en contestant les résultats de Schleicher, Strasburger eut l’honnêteté de répéter ses expériences sur des plantes à fleur (ses premiers travaux portaient sur les conifères). Enfin convaincu que la scission était bien longitudinale, il obligea son éditeur à interrompre la vente de « Zellbildung und Zellteilung » et racheta, sur ses deniers, les exemplaires déjà vendus. En 1878, Fleming donna une image d’ensemble de la mitose assez conforme à la réalité, à l’exception d’un fait capital qui lui échappa totalement : la migration vers les pôles opposés de la cellule des deux nouveaux filaments après la scission. Si Strasburger et Fleming mentionnèrent l’existence du fuseau mitotique, ils eurent du mal à interpréter correctement son rôle dans la division cellulaire. Ils ne furent pas les seuls ; le zoologiste Johan A.O. Büstchli et Oskar Hertwig croyaient que les filaments (chromosomes) étaient le produit de la dilatation des fibres du fuseau mitotique.

Ascaris megalocephala est un vers nématode qui parasite de l’intestin des chevaux. Comme matériel expérimental, il présente de nombreux avantages : (i) l’utérus développé de la femelle adulte se prête particulièrement bien à la dissection, mettant en évidence les organes sexuels ; (ii) les cellules somatiques deviennent transparentes après un traitement approprié à l’alcool ; (iii) les cellules ne possèdent qu’un nombre réduit de chromosomes (quatre chez Ascaris megalocephala de la sous-espèce univalens, deux dans d’autres espèces) ; (iv) les chromosomes sont bien individualisés et conservent leurs caractères morphologiques d’une génération à l’autre. C’est sur ce matériel biologique qu’Édouard J.L.M. van Beneden (Université de Liège), puis Theodor Boveri (Zoologisches Institut Munchen, puis Universität Würzburg) ont étudié la maturation et la fécondation de l’œuf, et découvert les étapes de la division cellulaire réductionnelle appelée « méïose ».

Sous l’égide de son père, Pierre-Joseph van Beneden, professeur de Zoologie, Anatomie comparée et Paléontologie à l’Université Catholique de Louvain, le jeune Édouard s’intéressa aux vers et à leurs embryons ; il découvrit ainsi la « cellule-œuf » d’Ascaris megalocephala. Disposant d’un excellent microscope fabriqué à Paris par Friedrich Edmund Hartnack – et Carl Zeiss pour l’optique -, il observa en détail la morphologie de l’œuf, la fécondation et le début du développement embryonnaire. L’Université Catholique de Louvain ayant écarté sa candidature à un poste de professeur de Physiologie, van Beneden occupa la chaire de Zoologie, Anatomie et Physiologie comparées, puis d’Embryologie à l’Université de Liège. Dans sa publication de 1883, Van Beneden décrivit la réduction de moitié du nombre de chromosomes dans le noyau des ovules et dans celui des spermatozoïdes, par rapport aux noyaux des cellules somatiques. Il commit cependant l’erreur de croire que la méiose est une division cellulaire d’un type particulier, avec expulsion d’un globule polaire. Boveri proposa un mécanisme de la division réductive en deux étapes, dont les détails furent précisés par Oscar Hertwig (Universität Berlin).

Méïose

méïose I réplication de l’ADN de la cellule-mère (2n chromosomes)
condensation de la chromatine en chromosomes
première division du noyau
cytocinèse première division du cytoplasme =
2 cellules-fille (n chromosomes)
méïose II condensation de la chromatine en chromosomes
deuxième division du noyau
cytocinèse deuxième division du cytoplasme =
4 cellules-fille (n chromosomes)

La réplication de l’ADN chromosomique de la cellule-mère donne naissance à deux chromatides par chromosome, comme dans la mitose. Au cours de celle-ci, les chromatides-sœurs provenant de chaque chromosome homologue demeurent liées l’une à l’autre au niveau d’une structure nucléoprotéique appelée « kinétochore » jusqu’au moment de leur séparation et de leur migration vers les pôles opposés du fuseau mitotique. Dans la méiose, les paires de chromatides provenant de deux chromosomes homologues s’apparient, formant des groupes de quatre chromatides qui s’alignent dans le plan équatorial du fuseau mitotique. La cellule diploïde subit deux divisions successives (méiose I et méiose II) donnant naissance à quatre gamètes haploïdes, du moins pour les spermatozoïdes. Pour les gamètes femelles (ovules), la méïose I aboutit à la production d’un ovule et d’un globule polaire (corps polaire) ; il en va de même de la méïose II. La division d’un ovule diploïde mène in fine à la production d’un pronucléus haploïde et de deux ou trois globules polaires.

Mitose et méïose
Mitose et méïose. Au début de la mitose, chaque chromosome d’une paire homologue est dupliqué en deux chromatides visibles au microscope optique à la fin de la prophase. Elles sont liées l’une à l’autre par leurs centromères au niveau du kinétochore. Au début de la méïose (stade diplotène), deux paires de chromatides, provenant d’une paire de chromosomes homologues, s’associent en des points particuliers – les chiasmas – pour former des tétrades, ou bivalents. Du matériel génétique est échangé entre chromosomes homologues (flèches).

La contribution de Boveri ne se limita pas à la découverte du mécanisme de la méiose. Walther Flemming avait noté la présence de « filaments » dans la cellule en interphase, mais il avait commis l’erreur de conclure que ces filaments étaient jointifs. En 1887 et 1888, après un examen attentif du comportement des chromosomes pendant le développement embryonnaire de l’œuf (zygote) et les divisions des premières cellules (blastomères), Boveri arriva à la conclusion que le nombre et la morphologie des chromosomes restent inchangés au cours de la division du noyau. L’individualité des chromosomes est conservée à l’interphase, comme à la mitose (même si les chromosomes perdent leur forme condensée et deviennent moins visibles) et au cours des divisions successives de la cellule. C’était un argument décisif en faveur de leur rôle dans la transmission des caractères héréditaires. Boveri fut l’un des premiers à attribuer un caractère morphologique spécifique (un trait phénotypique) à un chromosome particulier ; il eut l’intuition que la variabilité et le nombre élevé de caractères héréditaires d’un individu pouvaient s’expliquer par des échanges de « facteurs particulaires » entre chromosomes. Par contre, il fut moins perspicace en interprétant la faible colorabilité des chromosomes à l’interphase comme révélant une perte de substance chromatique ; les chromosomes se rechargeaient en chromatine au début de la division cellulaire. Les cellules diploïdes possèdent deux copies de chaque chromosome dont l’une est fournie par le père (le mâle) et l’autre par la mère (la femelle). Se basant sur des critères essentiellement microscopiques, les généticiens regroupent les chromosomes par paires et leur attribuent un numéro. Il existe une paire de chromosomes sexuels identiques chez la femelle (XX), mais pas chez le mâle (XY). Les gamètes renferment une seule copie de chaque chromosome ; chez les animaux, ils portent le nom de sperme et d’œuf. Flemming publia en 1882 un ouvrage célèbre dans lequel il fit la synthèse des connaissances sur la mitose : « Substance cellulaire, noyau et division cellulaire ».

Références : Van Beneden E Recherches sur la maturation de l’œuf et la fécondation (1883)
Hertwig O Beitrage zur Kenntniss der Bildung, Befruchtung und Theilung des Thierischen Eies (1876)
Flemming W Zellsubstanz, Kern und Zelltheilung (1882)

Terminologie

La partition du matériel nucléaire et des chromosomes entre les cellules filles fut décrite en 1878 par W. Schleicher sur des cellules de larves d’Amphibiens ou de cartilage crânien. Il créa le terme « caryocinèse ». Walter Flemming, en 1882, utilisa celui de « caryo-mitose », qui sera abrégé en « mitose » ; il créa aussi les termes « asters » (formations étoilées apparaissant aux extrémités du fuseau mitotique et à partir desquelles rayonnent les microtubules), « chromatine » (matériel nucléaire possédant une forte affinité pour les dérivés basiques de l’aniline). Les termes « prophase, métaphase, anaphase, cytoplasme, nucléoplasme, diploïde, haploïde, gamète » furent proposés par Eduard Strasburger, et « télophase », par l’anatomiste Martin Heidenhain, en 1894. Le botaniste John Bretland Farmer et J.E. Moore proposèrent le terme « méïose » vers 1905. Les termes « gène, génétique » furent créés par William Bateson, en 1902. Le terme « chromosome » fut utilisé pour la première fois en 1888 par l’anatomiste Heinrich von Waldeyer-Hartz à propos du matériel nucléaire condensé, colorable, apparaissant au début de la division cellulaire ; ce terme désigne aujourd’hui une longue molécule d’ADN bicaténaire associée à des protéines, en particulier à des polypeptides fortement basiques appelés histones.


Centrosome

Le centrosome est un organite sans membrane formé d’une paire de centrioles entourés d’un matériel péricentriolaire amorphe de nature protéique. Il exerce une double fonction : (i) dans la division cellulaire (mitose et méïose) ; (ii) dans le transport intracellulaire ; il porte le nom de « centre organisateur des microtubules ». Les microtubules sont des cylindres de tubuline ; leur nucléation et leur ancrage se fait à partir du matériel péri-centriolaire. Lors de la division cellulaire, leur polymérisation donne naissance au fuseau mitotique bipolaire aux extrémités duquel se trouve une « sphère d’attraction » (aster). Les chromosomes s’accrochent par leur kinétochore aux fibres du fuseau ; celui-ci assure l’alignement des chromosomes dans le plan équatorial, la migration des chromatides vers les pôles, et leur égale répartition entre les cellules-filles. Dans la cellule en interphase, les microtubules du centre organisateur servent de « rails » aux vésicules assurant le transport antérograde de protéines et de lipides du réticulum endoplasmique à la membrane plasmique, et le transport vésiculaire rétrograde de la membrane plasmique vers les compartiments membranaires internes. Les microtubules participent, avec les filaments d’actine et les filaments intermédiaires, à la constitution du cytosquelette, qui confère forme et polarité à la cellule et qui, dans certains cas, lui permet de se déplacer.

Vers la fin du XIXe siècle, la réalité de l’existence du centrosome fut matière à d’âpres débats ; pour certains, c’était un artefact de la fixation des cellules. Les variations de la morphologie du centrosome selon les cellules fut à l’origine de sa description sous des noms différents selon les auteurs. Cet organite fut admis dans la panoplie des structures subcellulaires au début des années 1880 à la suite des observations de Walther Flemming sur la division des cellules de salamandre (1875, publiés en 1878), d’Hermann Fol, sur la fécondation chez l’étoile de mer Asteria glacialis (1876, publiés en 1877), de W.A. Oscar Hertwig, sur la fécondation chez l’œuf d’oursin (1876).

Cellule en mitose
Cellule en mitose. Pendant la phase S du cycle cellulaire, les deux centrioles se dédoublent. Au début de la division cellulaire, les deux nouveaux centrosomes s’éloignent l’un de l’autre pour former les pôles du fuseau mitotique. Dans le plan équatorial du fuseau, les paires de chromatides sont liées aux microtubules du fuseau par leurs kinétochores. Les chromatides se meuvent le long des microtubules du fuseau à l’aide de moteurs moléculaires (dynéines et kinésines) associés aux kinétochores.

Les deux découvreurs du centrosome sont Édouard Van Beneden et Theodor Boveri. Une vive compétition les opposa avec, à la clef, des contestations sur la priorité des découvertes. En 1876, Van Beneden et Adolphe Neyt entreprirent l’étude des structures apparaissant au cours de la mitose de l’œuf ou des blastomères du nématode Ascaris megalocephala. En 1887, Van Beneden identifia à proximité du noyau, une « sphère d’attraction » qui persiste pendant l’interphase. Il la considéra comme un organite à part entière des cellules, même en dehors de la mitose. La sphère dérive par autoréplication d’un corpuscule préexistant ; sa division en deux corpuscules précède celle du noyau et l’apparition des « filaments » (chromosomes). Van Beneden attribua au « corpuscule central » un rôle essentiel dans la division cellulaire (karyocinèse et cytodiérèse). Des cellules, comme les neurones, qui ne se divisent pas, n’ont pas de centrosome fonctionnel.

Theodor Boveri découvrit le centrosome en étudiant la fécondation et la division de l’œuf d’Ascaris megalocephala ; son article parut en 1887. Il décrivit son comportement cyclique avant et pendant la prophase de la mitose et son dédoublement en se séparant au cours de l’anaphase et de la télophase. En 1888, il détecta, au centre du centrosome, la présence d’un granule dense qu’il nommera plus tard, « centriole ». L’observation des centrosomes de grande taille présents dans les œufs révéla la présence de deux cylindres creux que Boveri appela « centriole-mère » et « centriole-fille », disposés à angle droit l’un par rapport à l’autre. La paroi des centrioles est formée de microtubules arrangés en triplets, généralement au nombre de neuf. Les centrioles ne sont pas présents dans tous les centrosomes ; ceux de certains protistes, des cellules végétales et des mycètes en sont dépourvus. Dans leur ensemble, les résultats de Bovery confirment ceux de van Beneden : le centrosome, organite indépendant et permanent des cellules, est transmis aux cellules-filles lors de la division cellulaire. Bovery en fit le « centre dynamique de la cellule, le centre de division » autour duquel s’organise la partition de l’œuf.

Cellule en interphase
Cellule en interphase. Le centre organisateur des microtubules est un lieu de nucléation à partir duquel se forment les microtubules. Ils s’accrochent au centrosome par leur extrémité (-) et s’allongent par leur extrémité (+) en recrutant les molécules de tubuline présentes dans le cytosol. Le réseau de microtubules (il n’y en a généralement qu’un seul par cellule) irradie dans tout le cytoplasme. Pour se déplacer, les organites subcellulaires se fixent sur des protéines motrices liées aux microtubules.

Références : Flemming W Sur la connaissance de la cellule et de ses phénomènes de division (1878)
Fol H Sur les phénomènes intimes de la division cellulaire (1877)
Fol H Sur les phénomènes intimes de la fécondation (1877)
Hertwig WAO Contributions à la connaissance de la formation et de la division de l’œuf animal (1876)
Van Beneden E Recherches sur la maturation de l’œuf, la fécondation et la division cellulaire (1883)
Van Beneden E, Neyt A Nouvelles recherches sur la fécondation et la division mitosique chez l’Ascaride mégalocéphale (1877)
Boveri T Sur la contribution du spermatozoïde à la division de l’ovule (1887)
Boveri T La fécondation et la division de l’œuf d’Ascaris megalocephala, études cellulaires (1888)
Boveri T Sur la nature des centrosomes . Études cellulaires (1900)

Dans la cellule en interphase, le centrosome organise l’assemblage des molécules de tubuline en microtubules qui servent de « rails » aux vésicules assurant le transport antérograde de protéines et de lipides du réticulum endoplasmique à la membrane plasmique, et le transport vésiculaire rétrograde de la membrane plasmique vers les compartiments membranaires internes. Microtubules, filaments d’actine et filaments intermédiaires constituent le cytosquelette qui confère forme et polarité à la cellule et qui, dans certains cas, lui permet de se déplacer.


Nucléine, filaments, noyau

L’étude de la localisation subcellulaire de l’ADN, indispensable pour comprendre la fonction du noyau, fut abordée au XIXe siècle. La résistance de la nucléine aux enzymes protéolytiques a été mise en évidence successivement par (i) Friedrich Miescher ; (ii) Eduard Zacharias (Directeur du Jardin botanique de Hambourg) : les noyaux d’érythrocytes de crapaud ou de protozoaires ciliés (Paramecium, Vorticella) ne sont pas affectés par un traitement à la pepsine ; (iii) Eduard Strasburger : une digestion à la pepsine n’affecte pas l’affinité pour les colorants basiques des Kernplatten-elemente des cellules végétales. Par contre, Zacharias montra que le contenu des noyaux disparaît après hydrolyse en milieu alcalin. En appliquant le protocole protéolytique de Zacharias aux chromosomes géants des glandes salivaires de diptères (visibles au microscope optique), Daniel Mazia (Department of Zoology, University of California, Berkeley) nota que le traitement par la pepsine fait disparaître une partie du matériel chromosomique sans affecter l’affinité pour le réactif de Feulgen.

Le sujet de la dissertation doctorale en chimie de Tjorbörn O. Caspersson (Nobel Institute for Cell Research, Karolinska Institutet, Stockholm), porte sur la localisation in situ du matériel génétique dans la cellule. Caspersson examina des coupes de tissus biologiques au microscope optique équipé d’un spectrophotomètre : (i) en lumière ultraviolette, à 260 nanomètres (pic d’absorption de l’ADN et de l’ARN) ; (ii) en lumière visible, après réaction de Feulgen qui ne colore que l’ADN. En équipant le spectrophotomètre d’une optique en quartz (n’absorbant pas le rayonnement ultraviolet), Caspersson pouvait mesurer la quantité d’acides nucléiques. C’est ainsi qu’il mit en évidence le doublement de la quantité d’ADN avant la division cellulaire (dû au doublement du nombre de chromosomes pendant la prophase de la mitose). Il confirma la présence d’ADN dans le noyau mais nota que le cytoplasme contient aussi des acides nucléiques. En 1933, Jean Brachet (Université libre de Bruxelles) avait déjà conclu que la réaction basophile du cytoplasme est due à la présence d’acide zymonucléique (ARN) et que cette basophilie disparaît après traitement à la ribonucléase (1939).

L’analyse biochimique de préparations de noyaux purifiés à partir d’une variété de tissus (foie, rein, thymus, rate cerveau, muscle) permit d’établir que le noyau contient de l’ADN et de l’ARN. Les premiers travaux sur la purification des noyaux remontent au XIXe siècle (Friedrich Miescher, 1869, Burton, 1870). La difficulté de l’entreprise était d’éviter une contamination des noyaux par des protéines cytoplasmiques – donc pousser au maximum le processus de purification – tout en évitant la perte de nucléoplasme – donc préserver l’intégrité de l’enveloppe nucléaire. Il faut se souvenir qu’à l’époque la nature du matériel génétique (protéines, acides nucléiques ?) posait question. Martin Behrens, en 1932, utilisa la congélation rapide des tissus suivie de lyophilisation. L’homogénéisation de la poudre obtenue et le fractionnement en gradient de densité de l’homogénat se faisait dans des solvants organiques. Les résultats furent décevants en partie à cause de l’effet destructeur des solvants organiques sur l’enveloppe nucléaire (solubilisation des phospholipides). Behrens abandonna ses travaux en 1938 mais le problème de la purification des noyaux resta au centre des préoccupations de Günther Siebert (Institut für Biologische Chemie und Ernährungswissenschaft, Universität Hohenheim), Vincent G. Allfrey (Rockefeller Institute for Medical Research) et Alexander L. Dounce (Department of Biochemistry and Pathology, University of Rochester). Divers milieux et conditions d’homogénéisation furent essayés : solution d’acide citrique, de saccharose, Warring Blender à couteaux d’acier, homogénéiseur en verre et piston en téflon, homogénéiseur en verre. R. M. Schneider et M. L. Peterman montrèrent que la présence de cations divalents (calcium) dans le milieu d’homogénéisation préserve l’intégrité de l’enveloppe nucléaire et maintient son imperméabilité aux macromolécules. En 1960, Georgii P. Georgiev et Yu S. Chentsov (Engelhardt Institute of Molecular Biology, USSR Academy of Sciences, Moscow) introduisirent le contrôle de qualité des noyaux par examen au microscope électronique des préparations.

Références : Zacharias E Ueber die chemische Beschaffenheit des Zellkerns (1881)
Mazia D, Jaeger L Nuclease action, protease action and histochemical tests on salivary chromosomes of Drosophila (1939)
Caspersson TO Über den chemischen Aufbau der Strukturen des Zellkernes (1936)
Caspersson TO, Schultz J Pentose Nucleotides in the Cytoplasm of Growing Tissues (1939)
Brachet J Recherches sur la synthèse de l’acide thymonucléique pendant le développement de l’œuf d’oursin (1933)
Brachet J La localisation de l’acide thymonucléique pendant l’oogénèse et la maturation chez les Amphibiens (1940)
Brachet J La localisation des acides pentosenucléiques dans les tissus animaux et les œufs d’Amphibiens en voie de développement (1941)
Behrens M Untersuchungen an isolierten Zell-und Gewebsbestandteilen. I. Mitteilung: Isolierung von Zellkernen des Kalbsherzmuskels (1932)
Behrens M Zell-und Gewebetrennung (1938)
Siebert G, Langendorf H Ionenhaushalt im Zellkern (1970)
Allfrey V, Stern H, Mirsky AE, Saetren H The isolation of cell nuclei in non-aqueous media (1952)
Dounce AL The Isolation and Composition of Cell Nuclei and Nucleoli (1955)
Dounce AL The isolation of nuclei from tumor cells (1963)
Schneider RM, Peterman AL Nuclei from normal and leukemic mouse spleen: I. The isolation of nuclei in neutral medium (1950)

Les cellules eucaryotes possèdent un ou plusieurs noyaux, à l’exception des globules rouges humains qui n’en ont pas. La destruction au laser de cet organite ou son extraction par micromanipulation entraînent la mort rapide de la cellule. Le bon fonctionnement du noyau est indispensable à la survie de la cellule ; il assure : (i) la ségrégation et le stockage du matériel génétique ; (ii) la duplication du matériel génétique avant la division cellulaire ; (iii) la copie du génome en ARN. Le noyau possède l’équipement enzymatique nécessaire à la réplication du matériel génétique et à son expression. L’expression du génome comporte deux phases : (i) une étape intranucléaire de transcription des gènes en ARN (ARNm, ARNt, ARNr et ARN de petite taille) ; (ii) une étape extranucléaire de traduction de l’ARNm et de synthèse des protéines par les ribosomes cytosoliques libres ou liés au réticulum endoplasmique. Les produits de traduction – protéines de structure et enzymes – assurent le fonctionnement, la différenciation, la division des cellules et leur adaptation aux variations de l’environnement. Les échanges entre nucléoplasme et cytoplasme se font à travers les pores de l’enveloppe nucléaire : les ARN et les ribonucléoprotéines (en premier lieu les sous-unités ribosomiales) migrent du noyau vers le cytoplasme, tandis que les ADN polymérases, ARN polymérases, protéines télomériques, histones et enzymes divers, synthétisées par les polysomes libres, migrent du cytosol vers le nucléoplasme. Chez les Ciliés, des êtres unicellulaires appartenant au groupe des Protistes, les fonctions de stockage et de duplication du matériel génétique sont assurées par le micronucleus, et la synthèse des ARN se déroule dans le macronucleus. Chez les procaryotes, dépourvus de noyau, transcription et traduction se déroulent dans le compartiment cellulaire.

Le noyau est le dépositaire du patrimoine génétique ; aujourd’hui, personne ne songerait à le mettre en doute ; ce ne fut pas toujours le cas. Noyau ou cytoplasme ? la question fit l’objet d’âpres débats. Carl von Nägeli (professeur de Botanique, École Polytechnique Fédérale et Université de Zurich), élève de Lorenz Oken – le pape de la Naturphilosophie – et de Mathias Schleiden, soutenait que « le transmetteur hypothétique des caractères héréditaires » est l’« idioplasme », une portion particulière du cytoplasme qu’il ne parvint jamais à définir avec précision. J’ajoute que Nägeli croyait aussi à la génération spontanée ! Dans les années 1760, au cours d’expériences d’hybridation avec diverses espèces de plants de tabac (Nicotiana rustica, Nicotiana paniculata), le botaniste Joseph G. Kölreuter avait conclu que l’ovule et le spermatozoïde contribuent de manière égale à la transmission des caractères héréditaires. Utilisant, comme le firent Oscar Hertwig ou Hermann Fol, l’argument des tailles respectives du cytoplasme de l’œuf et du spermatozoïde, il estimait que la transmission de l’hérédité ne pouvait pas incomber au cytoplasme ou, du moins, pas à sa totalité. Parmi un fatras de spéculations plus fantaisistes les unes que les autres, Ernst Haeckel (professeur d’Anatomie comparée, Institut de Zoologie, Université d’Iéna), propagateur du Darwinisme en Allemagne, tranchait en faveur du noyau, une opinion que partageait et soutenait Wilhelm Roux (professeur à l’Institut d’Embryologie et de Mécanique du Développement, Université de Breslau). Eduard Strasburger apporta en faveur de cette thèse un argument expérimental tiré de l’observation de la fécondation de l’orchidée : après s’être frayé un chemin à travers le pistil d’Orchis latifolia, le tube pollinique, parvenu au contact du sac embryonnaire, éjecte un noyau.

Oskar W.A. Hertwig (Medizinischen Fakultät für Anatomie, Jena, puis Anatomische Institut, Berlin) fut le premier à dire que la nucléine de Friedrich Miescher est le matériel héréditaire (1884-1885). A l’époque où Hertwig entreprend ses recherches sur le processus de la fertilisation, l’une des théories en vogue est que le spermatozoïde entre en contact avec l’œuf et lui transmet des « vibrations », ce qui déclenche le processus. Hertwig va décrire le processus réel après avoir découvert l’usage que l’on peut faire de l’œuf d’oursin comme matériel expérimental ; sa transparence lui permit d’observer au microscope l’entrée d’un seul spermatozoïde dans l’œuf et sa fusion avec le noyau. Cyrus H. Fiske et Yellagaprada Subbarow, dans le département d’Otto Folin (Harvard Medical School), et H. Karl H.A. Lohman (assistant d’Otto F. Meyerhof, puis professeur de Chimie Physiologique, Humbold Universität, Berlin) montrèrent que le phosphate présent dans le tissu musculaire appartient à des composés phosphorés : l’adénosine triphosphate, ou ATP, et la phosphocréatine. Le rôle de l’ATP – que Lohman appelait « adénylpyrophosphate » – fut décrit par lui en 1934. Le rôle de l’ATP dans les échanges énergétiques fut élucidé par Otto H. Warburg, Fritz Meyerhof et Fritz A. Lipmann, en 1937 et 1938. L’ADN contient un nucléotide apparenté à l’ATP ; on lui attribua la fonction de réserve de nucléotides à usage énergétique pour les cellules.

Un autre débat opposa les tenants de la « division directe » du noyau par étranglement, comme Rudolf Virchow ou Robert Remak, à ceux de la « division indirecte », avec partition longitudinale et migration des chromosomes. Wilhelm Roux (professeur d’Anatomie, Universität Innsbruck) choisit la seconde option en faisant valoir que le matériel nucléaire, tel qu’on peut l’observer au microscope, est réparti de manière hétérogène ; dans le cas de la division directe, cette hétérogénéité empêcherait une égale répartition quantitative et qualitative du matériel héréditaire.

Références : Kölreuter JG Vorläufige Nachricht von einigen, das Geschlecht der Pflanzen betreffenden Versuchen und Beobachtungen (1761)
Haeckel E Allgemeine Anatomie (1866)
Fiske CH, SubbaRow Y The Colorimetric Determination of Phosphorus (1925). Cet article est l’un des plus cités de la littérature scientifique.
Fiske CH, SubbaRow The Nature of the “Inorganic Phosphate” in voluntary muscle (1927)
Fiske CH, SubbaRow Y Phosphorus Compounds of Muscle and Liver (1929)
Lohmann K Über die Pyrophosphatfraktion im Muskel (1929)

Des « facteurs particulaires » aux chromosomes

« … de ces recherches,… il découle au moins un résultat certain, et ce résultat, c’est l’existence d’une substance héréditaire, d’un véhicule matériel des tendances héréditaires, et le fait que cette substance est contenue dans le noyau de la cellule germinative et dans cette partie du filament nucléaire qui, à certains moments, revêt la forme d’anses ou de baguettes courtes. »

Auguste Weismann

L’histoire de la découverte de Johan Mendel (Gregor en religion) est connue. En bref, il entreprit en 1856 la culture de pois dans le jardin botanique de son monastère, à Brno, en Autriche, et fit une étude statistique du mode de transmission d’une génération à la suivante de caractères organoleptiques « dominants » (graines lisses, graines de couleur jaune, etc…) et « récessifs » (graines ridées, graines de couleur verte, etc…). Les résultats de ces travaux l’amenèrent à formuler l’hypothèse que les caractères héréditaires sont déterminés par des « unités discrètes », des « facteurs particulaires », transmissibles individuellement des parents à leur descendance, en conservant leur intégrité. Il nota que les caractères récessifs disparaissent chez les hybrides de première génération mais réapparaissent chez les hybrides de seconde génération. Mendel présenta ses résultats en février et en mars 1865 aux membres de la Société d’histoire naturelle de Brünn et publia, en 1866, un mémoire dans les Verhandlungen des Naturforschenden Vereines in Brünn.

A propos de la découverte Mendel, deux questions se posent : (i) Pourquoi a-t-il réussi à établir les lois de transmission des caractères organoleptiques chez les plantes là où tant d’autres avant lui avaient échoué ? Pour ne citer que lui, le botaniste Josef G. Kölreuter (Académie Impériale des Sciences, Saint-Pétersbourg) avait, dans les années 1760, mené sans réel succès de nombreuses expériences d’hybridation avec Nicotiana. (ii) Pourquoi la publication de 1866 tomba-t-elle dans l’oubli pendant trente-cinq ans ? A la première question, l’on peut répondre que le succès de Mendel tient en grande partie au choix judicieux, et en partie involontaire, du matériel expérimental : des variétés pures de pois, obtenues après une série d’autofécondations. Les descendants étaient semblables aux parents et ne variaient entre eux que par un nombre limité de caractères organoleptiques présents sous deux formes : graine lisse ou graine ridé, graine jaune ou graine verte, etc, ce qui permettait de suivre aisément le passage d’un caractère d’une génération à la suivante. En outre, un heureux hasard voulut que les gènes étudiés par Mendel soient localisés sur des chromosomes différents. Enfin, en suivant à l’Université de Vienne les cours de statistiques du physicien et mathématicien Christian J. Doppler, Mendel fut en mesure de présenter ses résultats de manière analytique. Il est plus difficile d’apporter une réponse à la seconde question. Lorsqu’en 1865 Mendel présenta ses résultats à la Société d’histoire naturelle de Brünn, il est plus que probable que rares furent les membres qui en comprirent la portée. Mendel envoya des copies de son mémoire à des botanistes de renom parmi lesquels Carl W. von Nägeli (Université de Munich) ; celui-ci lui envoya une lettre de remerciement en lui promettant de procéder à une vérification expérimentale de ses conclusions. Cette belle promesse resta lettre morte. Au moment où il reçoit le mémoire de Mendel, Nägeli rédige un ouvrage (paru en 1884) exposant sa fumeuse théorie mécanico-physiologique de la descendance et sa non moins fumeuse conception du rôle de l’« idioplasme » dans la transmission des caractères héréditaires.

Les lois de Mendel s’appliquent à la répartition des caractères héréditaires chez les plantes. Plus tard, William Bateson (University of Cambridge), le promoteur de l’emploi du terme « génétique », et Lucien C.M.J. Cuénot, (professeur de Zoologie à l’Université de Nancy) montrèrent qu’elles s’appliquent aussi au monde animal. Ces lois furent redécouvertes à la fin du XIXe siècle. Hugo M. de Vries (professeur de Botanique, Université d’Amsterdam) entreprit, en 1880, des travaux sur l’hérédité des plantes (œnothère, Lychnis, Solanum, Datura, Chélidoine, Pavot, …). En 1859, Charles Darwin avait fait paraître chez l’éditeur John Murray, à Londres, son célèbre ouvrage sur l’origine des espèces. Selon lui, l’évolution était un phénomène lent, graduel, progressif : « la nature ne fait pas de sauts », avait-il coutume de dire. Ce n’est pas tout à fait exact… elle en fait parfois, comme allait le montrer de Vries avec la découverte des « mutations ». Comme Mendel, de Vries fit le choix du bon matériel expérimental : l’œnothère à grandes fleurs ou œnothère de Lamarck (Enothera lamarckiana). Parmi les milliers de plants de primevère mis en culture, il observa l’apparition d’un petit nombre d’individus (moins de 1/1.000) dont les caractères organoleptiques étaient différents de ceux de leurs parents : des plantes naines ou à grandes feuilles. Ces individus, mis en culture, transmettaient les nouveaux caractères à leur descendance. De Vries aboutit à la conclusion que, lors du passage d’une génération à la suivante, des variations brusques affectent la transmission à la descendance de « particules élémentaires d’hérédité », qu’il appela « pangènes » ; il donna à ces changements le nom de « mutations » et proposa une vision de l’évolution faisant intervenir ces brusques variations dans un ouvrage qui parut au début du XXe siècle. Ses résultats firent l’objet de deux articles publiés en 1900 ; le premier, en français, ne faisait pas référence à Mendel. Cette omission fut corrigée dans le second article, en allemand. Ce comportement vertueux fut peut être inspiré à de Vries par la lecture de l’article publié en 1900 par Carl F.J.E. Correns (Universität Tübingen), et dont le titre comportait le nom du découvreur des lois de l’hérédité. Lorsqu’il était étudiant à l’Université de Munich, Correns a eu von Nägeli comme professeur ; ce dernier lui a-t-il signalé le mémoire du moine de Brno dont il avait reçu une copie… trente-cinq ans plus tôt ? Enfin, un troisième botaniste, le jeune Erich von Tschermak-Seysenegg (Académie d’Agriculture de Vienne), cita la publication de Mendel dans sa thèse de doctorat soutenue en 1900 ; son grand-père, l’illustre botaniste Eduard Fenzl, avait eu Johan Mendel comme étudiant.

Note. En 1900, Tschermak, le benjamin, a 29 ans, Correns, 36 ans et de Vries, 52 ans.

Références : Mendel G Versuche über Pflanzenhybriden (1866)
von Nägeli CW Mechanisch-physiologische Theorie der Abstammungslehre (1884)
Darwin C On the origin of species by means of natural selection, or preservation of favoured races in the struggle for life (1859)
de Vries HM Intracellulare Pangenesis (1889)
de Vries HM Die Mutationstheorie (1901, 1903)
de Vries HM Sur la loi de disjonction des hybrides (1900)
de Vries HM Das Spallungsgezetz der Bastarde (1900)
Correns CFJE G. Mendel’s Regel über das Verhalten der Nachkommenschaft der Rassenbastarde (1900)

Certains considèrent A. Friedrich L. Weismann (Institut für Zoologie, Universität Freibourg) comme l’évolutionniste le plus important du XIXe siècle après Charles Darwin. Plus théoricien que expérimentateur (il perdit progressivement la vue), Weissman proposa, en 1885, une théorie de la transmission des caractères héréditaires qui attribue un rôle majeur aux cellules germinales ; le « plasma germinatif » (Keimplasma) du spermatozoïde et de l’œuf constitue le matériel héréditaire et il est localisé le noyau. Le travail de Walter S. Sutton, un brillant étudiant de Columbia University, portait sur les cellules somatiques. Dans les deux articles qu’il publia en 1902 et 1903 il établit un lien entre les lois de Mendel et l’hypothèse chromosomique de l’hérédité en montrant qu’il existe des similitudes entre le comportement des chromosomes au cours de la division cellulaire et celui des facteurs mendéliens de l’hérédité.

Clarence E. McClung (Professor of Biology, University of Pennsylvania) utilisait comme matériel expérimental des sauterelles ; ces insectes ont des spermatogonies de grande taille, faciles à observer au microscope optique ; les chromosomes, visibles lors de la division cellulaire, sont facilement reconnaissables individuellement. A partir de ce matériel, McClung identifia un chromosome présent dans la moitié seulement des cellules germinales ; il en déduisit que ce chromosome devait déterminer le sexe ; pour la première fois, un lien était établi entre un chromosome et un caractère phénotypique. En 1898, Sutton entreprit sa thèse de doctorat sous la direction de McClung, sur la formation des gamètes chez la sauterelle Brachystola magna. Dans l’épithélium séminifère, les spermatogonies (diploïdes) se transforment successivement en spermatocytes, spermatides et spermatozoïdes (haploïdes). Brachystola possède onze chromosomes morphologiquement différents, dont le chromosome accessoire de McClung. Ces différences de morphologie traduisaient des différences qualitatives entre les chromosomes. Sutton poursuivit son travail dans le laboratoire d’Edmund B. Wilson (Professor of Zoology, Columbia University), co-découvreur avec Nettie Stevens (Bryn Mawr College) des chromosomes sexuels XY, chez les mâles, et XX, chez les femelles.

Sutton montra que le matériel génétique des cellules somatiques de Brachystola, se présentent sous forme de paires de chromosomes homologues ; ils gardent leur intégrité à travers les divisions cellulaires et se répartissent de manière indépendante dans les cellules filles. Sutton avança l’idée que les « facteurs particulaires » de Mendel (que Sutton appelait « gènes ») sont localisés sur les chromosomes. Les travaux de Sutton sur la méïose dans les cellules germinales en font le pionnier de la cytogénétique, une branche de la biologie appelée à un grand développement au cours du XXe siècle. Il montra que la répartition des chromosomes parentaux entre les cellules germinales, leur association par paires et leur séparation au cours de la réduction chromatique corroborent les conceptions mendéliennes sur la ségrégation des caractères héréditaires ; elles seraient l’expression physique de la manière aléatoire dont se répartissent les gènes entre cellules filles. Alors qu’il semblait promis à une brillante carrière universitaire, Sutton abandonna la recherche – il n’acheva pas son doctorat -, se tourna vers les études de médecine et devint chirurgien à Kansas City. On ne peut que le regretter. Cruelle ironie du sort pour un chirurgien : il mourut à 39 ans des suites d’une banale appendicite. Sa théorie chromosomique de l’hérédité était prémonitoire et rejoignait celle formulée par Theodor Boveri à la suite de ses travaux sur l’embryogenèse de l’œuf d’oursin. Pourtant, l’accueil dans les milieux scientifiques de ce que nous appelons aujourd’hui la « théorie chromosomique de Sutton-Bovery » fut mitigé pour ne pas dire sceptique ; Wilson lui-même eut du mal à la comprendre et à en apprécier la portée. En 1902, Sutton avait reçu une leçon de mendélisme lors du passage à New York de William Bateson (John Innes Institute, London). Surnommé « The great prophet of Mendelism », Bateson avait traduit en anglais la publication de Mendel et s’était fait le propagandiste de la théorie mendélienne de l’hérédité au cours de conférences et de tournées des laboratoires. Faisant preuve d’un surprenant manque de clairvoyance, Bateson et Thomas Hunt Morgan furent parmi ceux qui rejetèrent le plus catégoriquement la théorie de Sutton.

Références : Weismann AFL Die Continuität des Keimplasmas als Grundlage einer Theorie der Vererbung (1885)
McClung CE The accessory chromosome-sex determinant (1902)
Stevens NM Studies in Spermatogenesis, with Especial Reference to the ‘Accessory Chromosome’ (1905)
Stevens NM (1906) Studies in Spermatogenesis Part II, A Comparative Study of Heterochromosomes in certain Species of Coleoptera, Hemiptera, and Lepidoptera with Especial Reference to Sex Determination (1906)
Sutton WS On the Morphology of the Chromosome Group in Brachystola magna (1902)
Sutton WS The chromosomes in heredity (1903)

Note : L’article publié en 1903 par Walter Stanborough Sutton est devenu un « classique » de la Génétique.


Les erreurs innées du métabolisme

Archibald E. Garrod (Regius professor of Medicine, University of Oxford) était un brillant clinicien : il accomplit une œuvre remarquable en établissant le lien entre facteurs particulaires mendéliens (les gènes) et enzymes. Garrod n’était pas destiné à devenir médecin comme son père ; celui-ci souhaitait le voir faire carrière dans les affaires mais devant les aptitudes intellectuelles du jeune étudiant ses maîtres l’orientèrent vers la faculté de médecine de l’Université d’Oxford. Garrod père s’était distingué dans l’étude de la goutte en utilisant une approche chimique pour comprendre le mécanisme d’accumulation d’acide urique dans les articulations. Garrod fils lui emboîta le pas en s’intéressant à une maladie héréditaire au cours de laquelle l’urine des patients, exposée à l’air, prend une coloration rouge foncé. Les sujets développent une forme d’arthrite invalidante et sont atteints d’une anomalie métabolique impliquant l’acide aminé tyrosine ; chez le sujet normal, son catabolisme conduit à la formation d’alcaptone ou acide homogentisique ; chez les patients, ce catabolite est produit à un taux anormalement élevé et passe du sang dans l’urine des patients ; son oxydation est responsable de la coloration des urines. Garrod collecta les urines des patients et des membres de leur entourage, nota soigneusement leurs caractères organoleptiques et se livra à des enquêtes familiales (on dirait aujourd’hui des enquêtes épidémiologiques). En 1902, il publia ses résultats dans The Lancet. Converti au Mendélisme par William Bateson, Garrod conclut que l’alcaptonurie est une maladie héréditaire récessive dans laquelle un enzyme du métabolisme de la tyrosine est défectueux. La maladie affecte les individus homozygotes pour l’allèle (récessif) du gène. Trop audacieuse pour l’époque, cette hypothèse ne rencontra que peu d’échos dans la communauté scientifique. Loin de se décourager, Archibald Garrod étudia d’autres maladies métaboliques héréditaires, comme la cystinurie, la pentosurie, et l’albinisme. Dans son célèbre ouvrage, publié en 1923 (une réédition de son article de 1909), il définit un champ nouveau de la pathologie : celui des erreurs innées du métabolisme. Il formula l’hypothèse que les gènes ont un impact biochimique en contrôlant l’activité des enzymes. La mutation d’un gène peut entraîner l’inactivation ou l’absence de l’enzyme codé par ce gène, ou l’altération de son fonctionnement normal.

Références : Garrod AE The Incidence of Alkaptonuria : A Study of Chemical Individuality (1902)
Garrod AE Inborn errors of metabolism (1909, 1923)
Garrod AE The Inborn Factors of Disease (1931)


Thomas H. Morgan : Naissance de la Génétique expérimentale

Au début de sa carrière universitaire, Thomas Hunt Morgan était un mutationniste dans la ligne d’Hugo de Vries. Les idées de ce botaniste, qui découvrit en 1900 la publication de Mendel, allaient dans le sens de la théorie de l’évolution en offrant une explication à l’apparition de nouvelles espèces. Par contre, Morgan affichait un certain scepticisme vis à vis de la théorie mendélienne sur la transmission des caractères héréditaires et à fortiori, comme je l’ai dit plus haut, de la théorie chromosomique de Sutton-Bovery. C’est donc dans un esprit critique qu’il décida d’examiner les conclusions d’Archibald Garrod sur la relation supposée entre gènes et enzymes.

A la base du succès de Morgan, il y a le choix d’un matériel expérimental simple, particulièrement bien adaptée à l’établissement de corrélations entre caractères phénotypiques et gènes : la mouche du vinaigre, Drosophila melanogaster, avait déjà fait son entrée dans la panoplie expérimentale sous l’égide de Charles W. Woodworth (Entomology Department, University of California, Berkeley). Drosophila a un génome de taille modeste réparti sur quatre chromosomes ; son cycle de reproduction est de dix jours, sa descendance est nombreuse et son élevage au laboratoire peu coûteux : des bananes écrasées en guise de nourriture, des bouteilles de lait vides en guise de cages. On raconte que les bouteilles de lait déposées devant le porche des maisons se trouvant sur le trajet des Morgan Raiders – c’est ainsi que furent baptisés les collaborateurs de Morgan : Alfred Sturtevant, Hermann J. Muller et Calvin Bridges – avaient une fâcheuse tendance à disparaître. Autre avantage de Drosophila comme matériel expérimental : la présence dans les glandes salivaires de chromosomes polytènes géants qui, après coloration, montrent sur toute leur longueur une succession de bandes sombres visibles au microscope. La perte d’un gène – un phénomène appelé « délétion » – se traduit par la disparition d’une bande correspondant à la position du gène sur le chromosome. Enfin, chez la drosophile mâle, la méiose se fait sans échange de matériel génétique entre chromosomes, une particularité que Morgan ignorait mais qui facilita considérablement l’interprétation des résultats.

Drosophila melanogaster a, comme son nom l’indique, un ventre (gâster) noir (melanos) et des yeux rouges. La découverte, en 1910, du mutant White aux yeux blancs fut le point de départ d’une étude systématique des mutations affectant la couleur de l’œil. En croisant un mâle aux yeux blancs avec une femelle aux yeux rouges, Morgan établit que le caractère muté « yeux blancs » est récessif et le caractère sauvage « yeux rouges », dominant. Le croisement de femelles « yeux blancs » avec des mâles « yeux rouges » donnait naissance à des descendants dont seuls les mâles avaient les yeux blancs. Cette observation suggérait une relation entre le phénotype « couleur de l’œil » et le sexe de la mouche. En supposant l’existence d’un gène « white », Morgan établit une règle selon laquelle les gènes sont nommés d’après le phénotype des allèles mutants. Dans la « pièce des mouches » du laboratoire de Columbia University où Morgan, à l’invitation d’Edmund B. Wilson, occupait la chaire de Zoologie expérimentale, les travaux avancèrent à un rythme soutenu. La transmission des caractères phénotypiques de milliers de Drosophila fut examinée en détail. Plus de 85 mutations furent localisées sur le chromosome sexuel.

Morgan a expérimentalement établi que les caractères phénotypiques sont déterminés par les gènes (les facteurs particulaires mendéliens) ; que les gènes sont localisés sur les chromosomes (ce que Walter Sutton avait déjà montré chez la sauterelle) ; que chaque chromosome contient un groupe déterminé de gènes. Morgan formula l’hypothèse que les gènes sont alignés linéairement sur les chromosomes comme les grains d’un chapelet, selon un ordre immuable. Après avoir mis au point la recombinaison chromosomique, une méthode permettant de déterminer la position d’un gène sur un chromosome, Morgan et Sturtevant établirent des cartes génétiques donnant la position de chaque gène étudié sur son chromosome. Ils calculèrent la distance séparant deux gènes contigus à partir des fréquences de recombinaison. Finalement, la position de centaines de gènes fut déterminée sur chacun des quatre chromosomes de la mouche du vinaigre. En 1912, Morgan publia les bases expérimentales de la théorie chromosomique formulée par Sutton et Boveri dans le Journal of the Academy of Natural Sciences of Philadelphia. Son ouvrage, paru en 1915, consacra l’avènement du gène comme unité fondamentale et indivisible de l’hérédité. Archibald Garrod avait établi une relation entre gène et enzyme par déduction logique ; Morgan démontra cette relation à partir de données expérimentales. Le prix Nobel de physiologie ou médecine fut attribué à Thomas Morgan en 1933, et à Hermann Muller en 1946, pour avoir découvert, en 1927, que l’exposition aux rayons X augmente considérablement le taux de mutations dans le génome de Drosophila.

Références : Morgan TH What are “factors” in Mendelian explanations? (1909) Morgan TH Sex-limited inheritance in Drosophila (1910)
Sturtevant AH The linear arrangement of six sex-linked factors in Drosophila as shown by their mode of association (1913)
Morgan TH The mechanism of mendelian heredity (1915)
Morgan TH The Physical Basis of Heredity (1919)
Sturtevant AH The effects of unequal crossing-over at the Bar locus in Drosophila (1925)
Muller HJ Artificial transmutation of the gene (1927)
Muller HJ Types of visible variations induced by X-rays in Drosophila (1930)


Beadle et Tatum : « One gene one enzyme »

Plus de trois décennies après la publication d’Archibald Garrod sur l’alcaptonurie, le généticien George W. Beadle, un élève de Thomas Morgan, et le microbiologiste Edward L. Tatum, tous deux à Stanford University, confirmèrent expérimentalement l’hypothèse de Garrod sur la relation entre gènes et enzymes. Le champignon filamenteux microscopique Neurospora crassa est un matériel expérimental de choix pour les généticiens : (i) son cycle vital haploïde facilite considérablement l’analyse ; il n’y a pas de second allèle susceptible de masquer les effets de l’expression ou de la mutation d’un gène récessif ;(ii) les exigences nutritives de la « souche sauvage » de Neurospora – dite « souche prototrophe » – sont modestes : un milieu contenant une source de carbone : du glucose, une source d’azote : du chlorure d’ammonium, une vitamine et quelques minéraux ; (iii) on peut générer des mutants avec des besoins nutritionnels spécifiques en appliquant le protocole d’irradiation aux rayons X mis au point par Hermann Müller pour Drosophila.

Tatum fit une découverte cruciale pour la suite des travaux : la présence de biotine (vitamine H ou B8) est indispensable à la croissance de Neurospora. L’irradiation d’une culture du champignon permit d’obtenir des « mutants auxotrophes » qui, à la différence de la souche prototrophe, avaient perdu la capacité de pousser en « milieu minimum » ; certains avaient perdu la capacité de synthétiser un acide aminé (l’arginine), d’autres, la biotine. L’irradiation avait altéré ou supprimé des enzymes de la voie biosynthétique de l’arginine ou de la biotine. Pour relancer la croissance du mutant auxotrophe, il fallait ajouter au milieu de culture le métabolite manquant. Pour chaque mutant, Beadle et Tatum caractérisèrent le métabolite manquant, ce qui leur permit de remonter jusqu’à l’enzyme affecté par la mutation. L’article publié en 1941 établit la notoriété de Beadle et Tatum, de même que la formule lapidaire de leur hypothèse : « One gene one enzyme ». Il ne fallut que 17 ans aux membres du jury Nobel pour apprécier l’importance de leur contribution scientifique ; ils reçurent le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1958.

Référence : Beadle GW, Tatum EL Genetic control of biochemical reactions in Neurospora (1941)


Protéine ou ADN ? Nature du matériel génétique

« … in contrast to the popular conception supported by newspapers and mothers of scientists, a goodly number of scientists are not only narrow-minded and dull, but also just stupid. »

James D. Watson

Les protéines sont faites de vingt acides aminés différents, l’ADN, de seulement quatre bases différentes ; cela semble peu pour rendre compte de la diversité génétique. La découverte, dans le noyau des cellules, de protamine – par Friedrich Miescher – et d’histone – par Albrecht Kossel- associées à la nucléine, amena nombre de scientifiques à croire que ces protéines basiques pouvaient constituer le matériel génétique.

Le pneumocoque (Streptococcus pneumoniae) fut dans le passé responsable de nombreuses et graves épidémies de pneumonie. Cette bactérie est entourée d’une capsule de polysaccharides mais il existe un mutant sans capsule dénué de pouvoir pathogène. Au Ministère de la santé, à Londres, le médecin Frederick Griffith essayait de développer un vaccin contre la pneumonie à pneumocoques. Au cours d’essais d’inoculation à des souris de bactéries inactivées par la chaleur, il injecta un mélange de mutant sans capsule et de bactéries avec capsule rendues non pathogènes par chauffage. Contrairement au résultat attendu, les souris développèrent une pneumonie mortelle et les résultats de l’autopsie montrèrent que les tissus renfermaient la forme encapsulée de la bactérie. Un « principe transformant » avait changé le mutant non pathogène en pneumocoque pathogène. Ce résultat ne manqua pas de susciter des objections de la part de la communauté scientifique qui avança entre autres arguments que la préparation de mutants était contaminée par des bactéries virulentes. Ces critiques ne découragèrent pas Oswald Theodor Avery (Rockefeller Institute for Medical Research) ; il croyait à l’hypothèse de la « transformation » formulée par Griffith et au passage de « caractères » d’une souche bactérienne à l’autre. Avec ses collaborateurs, il entreprit un laborieux travail de purification du principe transformant. Dès 1933, James Lionel Alloway, un résident en médecine, était parvenu à le solubiliser et à l’isoler partiellement. Avery poursuivit le travail de purification avec Colin Mac Leod et Maclyn McCarthy. Ils publièrent, en 1944, un article dans le Journal of Experimental Medicine dans lequel ils concluaient que le facteur transformant était l’ADN. Avery avait alors soixante-sept ans. Un prix Nobel, dont je tairai le nom, avait coutume de dire : « Personne n’est plus borné qu’un scientifique borné ». Malgré le nombre impressionnant de tests physiques, chimiques et enzymatiques auxquels le produit isolé fut soumis pour confirmer son identité, les incrédules n’en furent pas désarmés pour autant, prétendant que le principe transformant n’était pas de l’ADN mais les traces de protéines contaminant la préparation. Alfred Mirsky (The Rockefeller Institute) mit dans la balance tout son prestige de pionnier de la biologie moléculaire pour discréditer le travail d’Avery, allant jusqu’à intervenir auprès du Karolinska Institutet pour que le prix Nobel ne lui soit pas attribué.

André F. Boivin (professeur de Chimie biologique, Faculté de Médecine, Université de Strasbourg) et ses deux étudiants, Roger et Colette Vendrely, apportèrent des arguments en faveur de l’ADN. Ils montrèrent que les noyaux des cellules somatiques d’un individu contiennent tous la même quantité d’ADN ; que dans chaque espèce, la quantité d’ADN par noyau est constante et en relation directe avec le nombre de chromosomes ; que les cellules haploïdes, spermatozoïdes et ovules, contiennent une quantité d’ADN équivalente à la moitié de celle présente dans les cellules somatiques. Leurs articles, dont certains étaient rédigés en français, ne connurent pas la diffusion qu’ils méritaient ; le résultat de leurs expériences de transfert d’information génétique chez Escherichia Coli, publiés en 1947, ne put pas être reproduit, même par Boivin. Les milieux scientifiques finirent par se laisser convaincre que l’ADN – alors devenu à la mode – est le support de l’hérédité, par le résultat des expériences d’Alfred D. Hershey et de Martha Chase (Genetics Research Unit, Carnegie Institution at Cold Spring Harbor). Le bactériophage T2 est un phage lytique formé d’ADN et de protéines. Il pénètre dans Escherichia Coli en perçant la paroi de la bactérie ; la tête du phage, constituée de protéines, reste à l’extérieur ; seul l’ADN est injecté dans le bactérioplasme. La machinerie de synthèse protéique de Coli fabrique alors les protéines du phage au détriment de celles de la bactérie et produit des virions, dont l’accumulation fait éclater la paroi bactérienne ; les phages libérés infectent d’autres bactéries. Pour savoir si l’information nécessaire à la fabrication des protéines virales est transférée à Coli par une protéine du phage ou par son acide nucléique, Hershey et Chase utilisèrent des acides aminés – méthionine ou cystéine – marqués au soufre 35S et du phosphate marqué au 32P. Les bactéries furent infectées avec des phages dont les protéines étaient marqués au 35S et l’ADN, au 32P. Après infection, les phages furent détachés des bactéries par un traitement mécanique et le milieu d’incubation fut centrifugé de façon à séparer un culot de bactéries infectées et un surnageant contenant les phages. La radioactivité due au marquage par le 35S (protéines) se trouvait surtout dans le surnageant et celle due au marquage par le 32P (ADN), surtout dans le culot mais la séparation entre les deux marqueurs était loin d’être totale. Ces résultats furent publiés en 1952 dans The Journal of General Physiology. La communauté scientifique qui s’était montrée si tatillonne et si critique vis à vis des résultats d’Avery avala sans broncher ceux de Hershey et Chase. Pourtant, ils ne faisaient que confirmer, de manière plutôt moins convaincante, les résultats publiés dix ans plus tôt par Avery . Il est vrai que Alfred Hershey était, avec Max Delbrück et Salvador Luria, membre du « Groupe du phage » qui jouissait dans la communauté scientifique d’un prestige que beaucoup estiment aujourd’hui surévalué. Alfred Hershey, Max Delbrück et Salvador Luria reçurent le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1969. Oswald Avery est le grand oublié du jury Nobel.

Note: Le « Groupe du phage » réunissait des chercheurs qui, au milieu du XXe siècle (1940 à 1960), étudiaient la génétique bactérienne et ses aspects moléculaires en utilisant les bactériophages comme matériel expérimental. Son chef de file était le physicien converti à la biologie, Max Delbrück, un élève de Niels H.D. Bohr, prix Nobel de physique 1922.

Références : Griffith F The significance of pneumococcal types (1928)
Avery OT, Mac Leod CM, McCarthy M vStudies on the chemical nature of the substance inducing transformation of pneumococcal types: Induction of transformation by a deoxyribonucleic acid fraction isolated from Pneumococcus Type III (1944)
Boivin A, Vendrely R Rôle de l’acide désoxyribonucléique hautement polymérisé dans le déterminisme des caractères héréditaires des bactéries. Signification pour la biochimie générale de l’hérédité (1946)
v Boivin A, Vendrely R On the possible role of the two nuclear acids in the living cell (1947)
Boivin A, Vendrely R L’acide désoxyribonucléique du noyau cellulaire, dépositaire des caractères héréditaires; arguments d’ordre analytiques (1948)
Vendrely R Vendrely C La teneur du noyau cellulaire en acide désoxyribonucléique à travers les organes, les individus et les espèces animales (1949)
Boivin A Directed mutation in colon bacilli by an inducing principle of desoxyribonucleic nature: Its meaning for the general biochemistry of heredity (1947)
Hershey AD, Chase M Independent functions of viral protein and nucleic acid in growth of bacteriophage (1952)

La règle de Chargaff

Erwin Chargaff (Department of Biochemistry, Columbia University) appartenait au petit groupe de scientifiques convaincus de la pertinence des résultats d’Oswald Avery. Si l’ADN est bien le dépositaire du patrimoine génétique, il existe une disproportion entre la diversité du monde vivant et la séquence tétranucléotidique répétitive du modèle de Phoebus Levene. Chargaff décida de soumettre ce modèle à l’épreuve en mesurant la teneur en bases d’acides désoxyribonucléiques de différentes sources. Un chimiste avec lequel il avait déjà collaboré, Aaron Bendich, lui suggéra d’adapter à la séparation des bases puriques et pyrimidiques la chromatographie de partage mise au point par Archer J.P. Martin (National Institute for Medical Research, London) et Richard L.M. Synge (Roswett Research Institute, Bucksburn, Scotland) pour séparer les acides aminés (Martin et Synge sont les co-lauréats du prix Nobel de chimie 1952). Chargaff et Ernst Vischer mit au point une méthode de quantification des bases par spectrophotométrie dans l’ultraviolet. Les résultats furent à la hauteur des efforts techniques consentis : (i) contrairement à ce que l’on peut prédire à partir du modèle de Levene les proportions molaires des bases varient selon les tissus analysés et selon les espèces mais pas entre individus de la même espèce ; (ii) pour tous les ADN testés, la teneur en adénine (A) est sensiblement égale à la teneur en thymine (T) et la teneur en guanine (G) égale à celle en cytosine (C) :

% A = % T

% G = % C

Dans l’ADN humain, Chargaff calcula qu’il y avait environ 30% de chacune des bases puriques A et T et 20% de chacune des bases pyrimidiques G et C. Les valeurs exactes sont : A = 30.9%, T = 29.4%, G = 19.9% et C = 19.8%. Ces résultats furent publiés en 1950 par Erwin Chargaff, Stephen Zamenhof et Charlotte Green dans la revue Nature. Tandis que la communauté des scientifiques continuait à s’interroger sur la nature du matériel génétique, en 1955, James D. Watson, dans le laboratoire de Salvador Luria (Indiana University, prix Nobel de médecine ou physiologie 1969), dont il était le premier étudiant, prit connaissance de l’article de Chargaff et en réalisa toute la portée.

Références : Gordon AH, Martin AJP, Synge RLM Partition chromatography in the study of protein constituents (1943)
Consden R, Gordon AH, Martin AJP Qualitative analysis of proteins: A partition chromatographic method using paper (1944)
Vischer E, Chargaff E The separation and characterization of purines in minute amounts of nucleic acid hydrolysates (1947)
Vischer E, Chargaff E The separation and quantitative estimation of purines and pyrimidines in minute amounts (1948)
Chargaff E, Vischer E, Doniger R, Green C, Misani F The composition of the desoxypentosc nucleic acids of thymus and spleen (1949)
Chargaff E, Zamenhof S, Green C Composition of human desoxypentose nucleic acid (1950)

Le matin des physiciens

« All we have to do was to construct a set of molecular models and begin to play… »

James D. Watson

En 1912, Max T.F. von Laue, ancien assistant de Max Planck, eut l’idée de bombarder un cristal avec un faisceau de rayons X ; leur rencontre avec les électrons des atomes du réseau produit des interférences et la formation d’une image de diffraction caractéristique. Il reçut le prix Nobel de physique 1914. William Henry Bragg et William Lawrence Bragg (Cambridge University) établirent que la diffraction se produit lorsque la longueur d’onde du rayonnement qui traverse le cristal est du même ordre de grandeur que la distance interatomique (Loi de Bragg de diffraction des rayons X), et adaptèrent la technique à l’analyse de cristaux de substances minérales. Ils se partagèrent le prix Nobel de physique 1915. La cristallographie par rayons X consiste à bombarder une cible avec un faisceau incident de rayons X très énergétiques produits par « bouffées » dans des accélérateurs de particules élémentaires appelés synchrocyclotrons (aujourd’hui, dans des synchrotrons dits de troisième génération). Comme il n’existe pas de lentilles capables de concentrer les rayons X, le faisceau diffracté ne donne pas d’image de l’échantillon étudié. Il faut recourir à une lentille virtuelle constituée d’un détecteur électronique relié à un ordinateur. L’image tridimensionnelle de l’échantillon est reconstituée par traitement mathématique des données. Dans les premiers appareils, le faisceau diffracté produisait des centaines, voire des milliers de taches sur un film photographique. La position et l’intensité de chaque tache étaient analysées et mesurées par le procédé mathématique des transformées de Fourrier et la carte de densité électronique ainsi obtenue était interprétée le plus exactement possible. L’étude théorique permettant cette interprétation fut réalisée par les Bragg et par Linus C. Pauling (Stanford University, prix Nobel de chimie 1954). Les métallurgistes utilisent la diffraction aux rayons X pour déterminer les caractéristiques d’alliages comme l’acier, et les minéralogistes, pour établir l’architecture de substances cristallines.

Références : Bragg WH An introduction to crystal analysis (1928)
Pauling L The principles determining the structure of complex crystals (1929)

La diffraction par les rayons X fut appliquée à l’étude des macromolécules biologiques dans les années 1920, dans le laboratoire de John Desmond Bernal (Department of crystallography, Cavendish Laboratory, University of Cambridge), et à l’étude des protéines, dans les années 1930, dans celui de William T. Astbury (Leeds University). Les rayons X utilisés ont une longueur d’onde proche de la distance des liaisons interatomiques dans les macromolécules biologiques : de 0,05 à 0,15 nanomètre. Le préalable à toute étude cristallographique est l’obtention d’une structure régulière et ordonnée : des cristaux (idéalement) ou des fibres orientées dans le même sens. Les premières tentatives pour obtenir des cristaux de protéines datent des années 1920 ; des cristaux d’hémoglobine et d’uréase de bonne qualité furent disponibles dans les années 1930. C’est à cette époque que William T. Astbury (Leeds University) étudia la structure, non pas de cristaux mais de fibres de collagène et de kératines, des constituants des cheveux, de la laine et de la soie. Pour interpréter ses résultats, Astbury s’inspira des travaux de Linus Pauling et Robert B. Corey sur la structure tridimensionnelle de la liaison peptidique. A leur tour, ceux-ci s’inspirèrent de la structure de la kératine publiée par Astbury pour déterminer celle de l’hélice α, la première structure protéique secondaire à être connue. Dans le laboratoire de John Bernal, au Cavendish Laboratory, Max F. Perutz un élève William Lawrence Bragg, entreprit, en 1937, l’analyse de cristaux d’hémoglobine de cheval, la protéine transportant l’oxygène dans le sang des mammifères. De 1958 à 1960, il détermina la structure tridimensionnelle de l’hémoglobine, et John C. Kendrew, celle de la myoglobine, la protéine transportant l’oxygène dans les muscles. Leurs résultats montrèrent que chaque protéine possède une structure tridimensionnelle et une conformation uniques. Cette conclusion fut confirmée par les données de David Chilton Phillips et ses collègues (Davy Faraday Research Laboratories, Royal Institution, Londres) sur le lysozyme, une protéine du blanc d’œuf. Max Perutz et John Kendrew reçurent conjointement le prix Nobel de chimie 1962.

Références : Bernal JD On the Interpretation of X-Ray, Single Crystal, Rotation Photographs (1926)
Bragg WL First stages in the X‐ray analysis of proteins (1965)
Astbury WT, Woods HJ The X-Ray Interpretation of the Structure and Elastic Properties of Hair Keratin (1930)
Astbury WT, Marwick TC X-Ray Interpretation of the Molecular Structure of Feather Keratin (1932)
Astbury WT, Woods HJ X-Ray Studies of the Structure of Hair, Wool, and Related Fibres. II. The Molecular Structure and Elastic Properties of Hair Keratin (1934)
Astbury WT, Bell FO Nature of the Intramolecular Fold in Alpha-Keratin and Alpha-Myosin (1941)
Pauling L, Corey R, Branson HR The structure of proteins; wo hydrogen-bonded helical configurations of the polypeptide chain (1951)
Pauling L, Corey R Compound Helical Configurations of Polypeptide Chains: Structure of Proteins of the α-Keratin Type (1953)
Perutz MF X-Ray Analysis of Hemoglobin (1963)
Kendrew JC, Bodo G, Dintzis HM, Parrish RG, Wyckoff H, Phillips DC A three‐dimensional model of the myoglobin molecule obtained by X‐ray analysis (1958)
Kendrew JC, Dickerson RE, Strandberg BE, Hart RG, Davies DR, Phillips DC, Shore VC Structure of myoglobin: a three‐dimensional Fourier synthesis at 2 Å resolution (1960)
Philips DC The hen egg-white lysozyme molecule (1967)

En 1937, William Astbury et la cristallographe Florence Ogilvy Bell abordèrent l’analyse cristallographique de longues fibres d’ADN fournies par Rudolf Signer (Universität Bern) et Torbjörn Caspersson (Karolinska Institutet, Stockholm). Les clichés de diffraction obtenus révélaient que l’ADN, comme les protéines, possède une structure régulière. Astbury confirma une prédiction faite par Einar Hammarsten et Signer (Department of Chemistry, Karolinska Institutet) : le plan des bases est perpendiculaire au grand axe de la molécule d’ADN et calcula la distance séparant deux bases voisines : 0,34 nanomètre, une valeur très proche de la valeur réelle dans la forme B de l’ADN. A partir de ces données rudimentaires, Astbury proposa un modèle d’ADN monocaténaire. dont s’inspirèrent Linus Pauling et Robert Corey (California Institute of Technology, Pasadena) pour proposer, en 1953, leur modèle d’ADN en triple hélice, publié dans les Proceedings of the National Academy of Sciences.

Au début des années 1950, trois groupes de chercheurs sont impliqués dans l’étude de la structure de l’ADN : le groupe de King’s College (London), Maurice H.F. Wilkins et Rosalind E. Franklin, le groupe du Cavendish Laboratory, (University of Cambridge), James D. Watson et Francis H. Crick, et le groupe de Linus Pauling au Californian Institute of Technology (Pasadena). C’est surtout entre les deux derniers groupes que la compétition est la plus serrée, le généticien Watson ayant pleinement conscience de l’impact en biologie d’une telle découverte ; en témoignent les ouvrages de Watson et de Crick parus, respectivement, en 1968 et 1988.

Rosalind Franklin avait une bonne pratique de l’analyse aux rayons X acquise durant son séjour de trois ans à Paris, au Laboratoire central des services chimiques de l’État. Rudolf Signer lui donna un sel de sodium de l’ADN, à partir duquel Wilkins obtint un précipité de fibres uniformément orientées. Franklin réalisa les clichés de diffraction à partir desquels fut introduite la distinction entre les formes dite A et B de l’ADN ; ces clichés révélaient la nature hélicoïdale de l’ADN. Watson et Crick entreprirent la construction de modèles à partir d’une série de résultats expérimentaux : (i) ceux du groupe de Bernal (Birkbeck College) qui avait établi la configuration spatiale des nucléotides, avec le plan du pentose perpendiculaire à celui de la base ; (ii) ceux contenus dans le rapport confidentiel remis par Rosalind Franklin au Medical Research Council, et qui confirmait les caractéristiques de l’hélice : diamètre : 2 nanomètres, distance entre deux bases consécutives : 0,34 nanomètre, 10 bases par tour d’hélice ; (iii) les informations fournies par le physico-chimiste Jerry Donohue sur les formes tautomériques des bases (les paires de bases sont sous la forme céto) ; (iv) la Règle de Chargaff sur l’équivalence des proportions des bases A/T (adénine-thymine) et G/C (guanine-cytosine). Enfin, dans son ouvrage paru en 1968, Watson évoque les circonstances dans lesquelles Crick et lui purent examiner, par l’intermédiaire de Maurice Wilkins, le cliché de diffraction n° 51 de la forme B de l’ADN obtenu par Franklin et son Phd student, Raymond Gosling. Watson et Crick aboutirent à la solution du problème en construisant des modèles, sans avoir fait une seule expérience de diffraction aux rayons X.

La reconstitution de la structure tridimensionnelle d’une molécule par construction de modèles physiques a été imaginée en 1928 par le chimiste Kurt Meyer (Herman Mark I.G. Farben, Ludwigshafen) pour déterminer la structure tridimensionnelle de la cellulose et de la fibroïne de la soie. Ces deux macromolécules fibrillaires présentent suffisamment d’éléments de régularité pour donner des diagrammes de diffraction interprétables. A partir du modèle physique qu’il avait élaboré, Meyer calcula les coordonnées théoriques de diffraction et les compara aux valeurs obtenues à partir de clichés cristallographiques. En 1953, Linus Pauling et Robert Corey (California Institute of Technology, Pasadena) publièrent dans les Proceedings of the National Academy of Sciences un modèle d’ADN en triple hélice, avec les groupes phosphate (chargés) dirigés vers l’intérieur et les bases (hydrophobes), vers l’extérieur de l’hélice. La « folle poursuite », pour paraphraser le titre de l’ouvrage de Francis Crick, s’acheva avec la publication, en 1953, du modèle de Watson et Crick, formé de deux chaînes poly-désoxyribonucléotidiques enroulées en double hélice droite ; les groupes phosphate sont dirigés vers l’extérieur et les bases vers l’intérieur de l’hélice. Les bases d’une des deux chaînes sont liées par des liaisons hydrogène aux bases complémentaires de l’autre chaîne : A avec T (deux liaisons) et G avec C (trois liaisons). La stabilité de la molécule est assurée par l’environnement hydrophobe créé au centre de l’hélice par les bases et par les groupes phosphates dont les charges négatives sont dirigées vers l’extérieur.

Après avoir lu beaucoup de ce qui a été écrit à propos de la découverte de la double hélice, je partage la conviction de ceux qui croient que c’est Rosalind Franklin qui a « fait l’essentiel du job ». Elle est décédée en 1958, à trente-huit ans. En 1962, presque dix ans après la publication des articles dans Nature, le jury Nobel ayant enfin compris l’importance de la découverte de la structure tridimensionnelle de l’ADN, décerna le prix de médecine ou physiologie à James Watson, Francis Crick et Maurice Wilkins.

Références : Astbury WT, Bell FO X-Ray Study of Thymonucleic Acid (1938)
Signer R, Caspersson TO, Hammarsten E Molecular Shape and Size of Thymonucleic Acid (1938)
Pauling L, Corey R A Proposed Structure for the Nucleic Acids (1953)
Watson JD The Double helix. A Personal Account of the Discovery of the Structure of DNA (1968)
Crick FH What Mad Pursuit. A personal View of Scientific Discovery (1988)
Watson JD, Crick FH Molecular Structure of Nucleic Acids; a Structure for Deoxyribose Nucleic Acid (1953)
Watson JD, Crick FH Genetical implications of the structure of deoxyribonucleic acid (1953)
Franklin RE, Gosling RG Molecular Configuration in Sodium Thymonucleate (1953)
Wilkins MHF, Stokes AR, Wilson HR Molecular Structure of Deoxypentose Nucleic Acids (1953)

Réplication

« It has not escaped our notice that the specific pairing we have postulated immediately suggests copying mechanism for the genetic material. »

James D. Watson & Francis H. Crick

La réplication du matériel génétique est l’une des fonctions les plus importantes du noyau. Au début de la division cellulaire les chromosomes se dédoublent et chaque cellule-fille reçoit le même nombre de chromosomes que la cellule-mère (sauf dans le cas de la méiose). Le dédoublement des chromosomes s’accompagne d’une synthèse d’ADN pendant la phase S (Synthèse) du cycle cellulaire. Plusieurs mécanismes de réplication de la molécule d’ADN étaient envisageables. Le modèle en double hélice de l’ADN montrait qu’une séquence de bases précise est nécessaire pour maintenir et perpétuer la structure hélicoïdale. Partant de cette constatation, Crick et Watson proposèrent un modèle de réplication du matériel génétique. Dans un article de 1953, Crick et Watson suggérèrent un mécanisme dit semi-conservatif implique que les deux brins d’ADN se séparent et servent de matrice pour le recrutement et l’association de nucléotides complémentaires, conduisant à l’assemblage des deux brins d’une nouvelle chaîne polynucléotidique. Le choix des nucléotides est dicté par la séquence des bases du brin servant de matrice. Si ce modèle est correct, toute molécule d’ADN néo-synthétisé devrait être constitué d’un brin d’ADN-matrice et d’un brin néoformé. Différentes approches expérimentales furent mises en œuvre pour le démontrer.

En 1956 et 1957, J. Herbert Taylor (Department of Biological Science, The Florida State University) mit à l’épreuve le modèle semi-conservatif de Crick et Watson. Il cultiva des graines de haricots (Vicia faba) dans un milieu contenant les quatre nucléotides entrant dans la composition de l’ADN, dont un seul – la thymidine – était marqué au tritium 3H. Pour observer les chromatides filles après duplication de l’ADN chromosomique marqué au 3H, il transféra les cellules dans un milieu de culture contenant des nucléotides non marqués et de la colchicine. Cet alcaloïde extrait de la pervenche (Vinca minor) se fixe spécifiquement sur les protéines des microtubules du fuseau mitotique, bloquant la migration des chromatides vers les pôles et empêchant la séparation des cellules filles. Les chromosomes étant arrêtés à la métaphase, Herbert put observer la répartition du marquage au 3H sur les chromatides sœurs appariées.

En 1957, Matthew S. Meselson et Franklin W. Stahl (Californian Institue of Technology) firent croître la bactérie Escherichia coli dans un milieu nutritif avec, comme source d’azote, du chlorure d’ammonium marqué avec l’isotope « lourd » 15N de l’azote. Les bactéries furent transférées dans un milieu contenant l’isotope stable naturel 14N. Un échantillon de milieu fut prélevé à intervalles réguliers, l’ADN extrait et sa masse déterminée par centrifugation à grande vitesse dans un gradient de densité de chlorure de césium. Les molécules d’ADN atteignaient leur position d’équilibre isopycnique dans le gradient, repérable par lecture optique à la longueur d’onde d’absorption de l’ADN dans l’ultraviolet. Les clichés photographiques montraient les changements de position de la bande d’ADN. En fonction du temps d’incubation des bactéries dans le milieu contenant 15N apparaissait d’abord une bande « lourde » d’ADN 15N, puis une bande plus légère d’ADN hybride 15N-14N), puis une bande légère d’ADN 14N au-dessus de la bande lourde et de la bande hybride.

En 1963, John F. Cairns (John Curtin School of Medical Research, Australia et Cold Spring Laboratory) réalisa une spectaculaire expérience combinant autoradiographie et microscopie électronique pour montrer de visu la réplication semi-conservative de l’ADN du chromosome circulaire d’Escherichia Coli.

La réplication de l’ADN est catalysée par les ADN polymérases ADN-dépendantes, des complexes multienzymatiques présents dans le noyau. Les cellules procaryotes et les cellules eucaryotes de levure possèdent trois polymérases numérotées I, II et III, dans l’ordre de leur découverte ; les autres cellules eucaryotes en ont cinq, dénommées α, β, γ, δ et ε. Après ses études de médecine, achevées en 1941 à Rochester University, Arthur Kornberg étudia l’enzymologie avec Severo Ochoa (New York University) et Carl F. Cori (Washington University School of Medicine, Saint Louis). En 1956, il rechercha dans des broyats d’Escherichia Coli des enzymes capables de catalyser la synthèse de polydésoxyribonucléotides à partir de désoxyribonucléosides triphosphate marqués au 32P. Il obtint une synthèse dans un milieu acellulaire auquel il avait ajouté des fragments d’ADN et, en 1958, il identifia une ADN polymérase d’Escherichia Coli (ADN polymérase I). En 1959 et 1960, trois autres groupes de chercheurs isolèrent des ADN polymérases de tissus animaux. Les membres du comité Nobel, qui avait mis près de dix ans pour comprendre l’importance de la découverte de la double hélice et récompenser leurs auteurs, essayèrent de corriger leur stupéfiante myopie et de couronner immédiatement la découverte des ADN et ARN polymérases. Kornberg publia en 1958 son article sur l’ADN polymérase I ; l’année suivante, il partagea le prix Nobel de physiologie ou médecine avec Severo Ochoa. Il faut savoir, pour la petite histoire, qu’Arthur Kornberg avait soumis plusieurs articles sur l’ADN polymérase au Journal of Biological Chemistry ; deux des plus importants furent rejetés par le comité de lecture dont faisait partie Erwin Chargaff. Il faut aussi savoir qu’Ochoa fut récompensé pour la découverte d’une ARN polymérase qui synthétisait des polyribonucléotides en l’absence d’une matrice d’ADN ( !) et qui se révéla plus tard être une ribonucléase !

John F. Cairns et Paula De Lucia (Cold Spring Harbor Laboratory) montrèrent que l’ADN polymérase I n’est pas l’enzyme responsable de la réplication de l’ADN des cellules bactériennes. La polymérase de Kornberg, ainsi que l’ADN polymérase II qui sera découverte plus tard, corrige les erreurs de réplication ou répare l’ADN endommagé par des agents chimiques ou physiques. L’enzyme qui catalyse la réplication du génome est l’ADN polymérase III. En présence d’une matrice d’ADN, elle ajoute des nucléotides à l’extrémité 3’OH d’un ADN – ou d’une amorce d’ARN – appartenant à un duplex. Reiji Okasaki (Nagoya University) démontra en 1968 que l’ADN polymérase III ne synthétise pas les deux brins d’ADN de la même manière (ce que l’on soupçonnait) : le brin dit « avancé » est édifié de manière continue, nucléotide par nucléotide ; le brin « retardé » est synthétisé par morceaux qui sont ensuite assemblés et liés entre eux par l’ADN polymérase I de Kornberg. Toutes les ADN polymérases ADN-dépendantes ont été isolées, cristallisées et leur structure tridimensionnelle a été établie. Toutes les protéines formant le complexe de réplication – qui porte le nom de réplisome – ont été caractérisées et isolées : facteurs d’initiation, qui reconnaissent les sites de démarrage du processus, primases (l’ADN polymérase commence la réplication à partir d’un « primer » d’ARN synthétisé par une ARN polymérase), hélicases et topoisomérase, qui déroulent les brins de la double hélice en se déplaçant le long de l’ADN en consommant de l’ATP, protéines SSB (Single Strand Binding Proteins chez les bactéries) ou RPA (Replication Protein A chez les eucaryotes et les archées) qui fixent les brins monocaténaires d’ADN pour les empêcher de s’enrouler, ligases qui suturent entre eux les fragments d’ADN, etc…

Colinéarité

Au début de ce paragraphe un bref rappel historique est nécessaire : c’est en 1953 que l’on comprit que les protéines sont des arrangements linéaires d’acides aminés et que chaque type de protéine possède une séquence unique et caractéristique. Cette année là, Frederick Sanger (Department of Biochemistry, Cambridge University et Laboratory of Molecular Biology, Medical Research Council) établit la séquence des 51 résidus d’acides aminés des deux chaînes de l’insuline de bœuf (la publication date de 1955). La séquence des 124 résidus d’acides aminés de la ribonucléase fut complétée à la fin des années 1950 par Stanford Moore et William H. Stein (Rockefeller University) et par le groupe de Christian B. Anfinsen (Harvard Medical School). Vers le milieu des années 1950, prit forme le concept de colinéarité qui est essentiel pour comprendre, et le rapport existant entre gène et enzyme, et le mécanisme de la transcription (la copie de l’ADN génomique en ARNm) : l’ordre des bases nucléotidiques dans la séquence du gène dicte l’ordre des acides aminés dans la séquence de la protéine codée par ce gène.

Au début des années 1960, le généticien Charles Yanofsky (Stanford University) démontra que, chez les bactéries, la séquence des bases dans un gène et celle des acides aminés dans la protéine codée par ce gène sont colinéaires. Il prit comme sujet d’études la chaîne α de la tryptophane synthase, un enzyme de la voie biosynthétique du tryptophane, un acide aminé essentiel pour Escherichia coli. Pour localiser la position des acides aminés affectés dans les formes mutées de tryptophane synthase, Yanofsky utilisa la technique du fingerprinting mise au point par Vernon M. Ingram (Cavendish Laboratory, University of Cambridge). La chaîne α (268 résidus d’acides aminés) fut soumise à une digestion protéolytique ; les peptides libérés furent séparés par électrophorèse sur papier ou par chromatographie. La substitution d’un acide aminé par un autre se traduit par un changement de position sur le chromatogramme du peptide renfermant cet acide aminé.

Pour déterminer la position des bases mutées, Yanofski et ses collaborateurs établirent une carte transductionnelle du gène en adoptant la technique de recombinaison génétique mise au point, en 1946, par Joshua Lederberg et Edward Tatum (Yale University). J’en rappelle brièvement le principe : des bactéries Escherichia coli « mâles » font passer de l’information génétique en transférant physiquement leur chromosome (ou un chromosome auxiliaire appelé plasmide) dans des bactéries « femelles » de souche différente. Ce transfert d’information génétique peut être interrompu en divers points du gène. Il suffit de soumettre la suspension de bactéries à un traitement mécanique qui a pour effet de rompre la portion de chromosome située entre la bactérie mâle et la bactérie femelle. Mise dans des conditions de culture ad hoc, les gènes portés par les fragments de chromosomes transférés dans la bactérie réceptrice sont exprimés. En espaçant judicieusement les traitements mécaniques, on peut jalonner le transfert d’un chromosome morceau par morceau et même gène par gène. Yanofsky montra la correspondance existant entre les mutations dans la séquence du gène de la tryptophane synthase (chaîne α) et des changements dans la séquence d’acides aminés.

Lorsque parut, en 1967, dans les Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, l’article de Yanofsky et ses collaborateurs intitulé « The complete aminoacid sequence of the tryptophan synthase a protein (alpha subunit) and its colinear relationship with the genetic map of the a gene », les résultats obtenus par Vernon M. Ingram, John A. Hunt et Anthony O.W. Stretton (Cavendish Laboratory, University of Cambridge) suggéraient une colinéarité entre gène et protéine chez les mammifères. Ingram, surnommé « The father of Molecular Medicine », avait entrepris en 1955 l’étude de la drépanocytose ou anémie à cellules (hématies) falciformes, une maladie assez répandue parmi les populations antillaises, africaines, indoues, ou vivant au Moyen-Orient et autour du bassin méditerranéen. Ingram montra que cette pathologie est causée par la substitution d’un seul acide aminé dans la séquence de la chaîne β de l’hémoglobine : un glutamate est remplacé par une valine. Ingram, soutenu et conseillé par Max Perutz et Francis Crick, mit cette anomalie en relation avec une mutation dans la séquence du gène.

Intermédiaires : ARN messager et ARN de transfert

En 1954, un an après la publication de Watson et Crick sur la structure en double hélice de l’ADN, le physicien Gueorgui A. Gamov (George Washington University), inventeur avec le chanoine Georges Lemaître de la théorie du Big Bang, imagina un mécanisme d’expression des gènes selon lequel l’ADN serait une matrice sur laquelle le polypeptide s’édifie directement, acide aminé par acide aminé, comme sur un moule. Dans le gène, le « code » de sélection de l’acide aminé serait constitué de triplets de nucléotides qui pourraient se chevaucher. Dans ce modèle, l’interaction entre nucléotides et acides aminés serait directe, ceux-ci venant se loger dans des poches de la double hélice en face de leur triplet. Francis Crick s’inspira de l’hypothèse de Gamov mais écarta la possibilité d’une interaction directe entre acides aminés et ADN. Les chromosomes étant localisés dans le noyau et les ribosomes dans le cytoplasme, il devait exister au moins un intermédiaire entre le gène et la machinerie de synthèse protéique. La même année, en 1954, Francis Crick et Sidney Brenner postulèrent l’existence d’un ARN intermédiaire, un « adaptateur » portant l’acide aminé ; chacun des 20 acides aminés aurait son adaptateur spécifique.

En 1956, Mahlon B. Hoagland et Paul C. Zamecnik isolèrent à partir de la fraction soluble d’extraits acellulaires deux facteurs, l’un sensible et l’autre résistant à la chaleur. Ce dernier facteur correspondait à un ARN de petite taille, d’abord baptisé « ARN soluble », puis « ARN de transfert » (ARNt). Cet ARN fixe spécifiquement, sur le ribose de son extrémité 3’, un acide aminé activé (par exemple l’alanine) en donnant un aminoacyl-ARNt (en l’occurrence l’alanyl-ARNt). Une fois chargé, il agit comme « donneur d’acide aminé » dans la réaction d’élongation de la chaîne peptidique sur le ribosome. Il existe 20 ARNt différents spécifiques de chaque acide aminé. En 1964, Robert W. Holley acheva la détermination de la première séquence d’un acide nucléique : celle de l’alanyl-ARNt de levure (76 nucléotides). Le facteur sensible à la chaleur détecté par Hoagland et Zamecnik fut identifié à l’aminoacyl-ARNt synthétase, l’enzyme qui catalyse la fixation d’un acide aminé sur son ARNt. Il existe aussi vingt aminoacyl-ARNt synthétases différentes. Ces enzymes sont d’une extrême sophistication : ils possèdent deux sites actifs séparés, l’un reconnaissant l’acide aminé et l’autre l’ARNt correspondant. En 1941, Fritz A. Lipmann et Hermann Kalckar avaient prédit que des intermédiaires phosphorylés devaient intervenir dans la synthèse protéique. Conformément à cette prédiction, la réaction catalysée par l’aminoacyl-ARNt synthétase nécessite l’apport d’une molécule d’ATP pour « activer » le résidu d’acide aminé en le transformant en amino-acyl adénylé, c’est-à-dire lié à une molécule d’AMP.

En 1956, Elliot Volkin et Lazarus Astrachan (Oak Ridge National Laboratory) effectuèrent une série d’expériences sur la bactérie Escherichia coli infectée par le bactériophage T2. Les procaryotes ne possédant pas d’enveloppe nucléaire, génome et machinerie de synthèse protéique coexistent dans le même compartiment cellulaire. Seymour Cohen avait montré que l’infection par le phage provoque une dégradation de l’ADN bactérien et l’arrêt de la synthèse protéique au profit de la synthèse des protéines du phage. Après l’infection, Volkin et Astrachan détectèrent l’apparition successive d’ARN (en grande quantité), puis d’ADN et enfin de protéines du phage (à elle seule, la synthèse de la protéine de la tête du phage représente environ 70% de la synthèse protéique totale). Ils établirent que cet ARN avait le même rapport des proportions de bases que l’ADN du phage T2. Volkin et Astrachan lui donnèrent le nom de « DNA like RNA ». Malheureusement pour Volkin et Astrachan, ils évoluaient à l’écart du groupe le plus actif des biologistes (futurs) moléculaires ; leurs résultats publiés dans Virology : « Phosphorus incorporation in Escherichia coli ribonucleic acid after infection with bacteriophage T2 » restèrent confidentiels, sauf pour Sidney Brenner (Department of Chemistry, Oxford University), membre du Tie Club de l’ARN fondé par Gueorgui Gamov et James Watson ; le « DNA like RNA » était un sérieux candidat au rôle d’intermédiaire dans l’expression du génome.

En 1961, cinq ans après la publication des résultats de Volkin et Astrachan, l’intermédiaire fut redécouvert presque simultanément par deux groupes de chercheurs : François Gros, Howard Hiatt et Walter Gilbert, dans le laboratoire de James Watson (Harvard University) et François Jacob, Sidney Brenner et Matthew S. Meselson (California Institute of Technology). François Jacob (Institut Pasteur, Paris) avait émis l’hypothèse d’un « intermédiaire « X », instable et à vie courte» au cours d’études qu’il effectuait avec Jacques Monod sur la β-galactosidase d’Escherichia coli. Cet enzyme, qui hydrolyse les β-galactosides comme le lactose, est « inductible ». Le génome d’Escherichia coli renferme une séquence de quatre gènes contigus (un « opéron ») qui permet à la bactérie d’utiliser le lactose comme source de carbone. C’est pendant la phase d’induction, au cours de laquelle la β-galactosidase est synthétisée de manière très active, qu’apparaîtrait l’intermédiaire X. Il fut isolé par trois groupes de chercheurs travaillant indépendamment, dont celui de Samuel Weiss, et baptisé ARN messager (ARNm). Ce fut probablement l’une des plus importante découverte en biologie moléculaire après celle de la double hélice.

« Breaking the genetic code » : Une épopée scientifique

En 1955, Severo Ochoa et Marianne Grunberg-Manago (New York University School of Medicine) avaient isolé un enzyme d’Escherichia coli synthétisant de l’ARN ; ils croyaient avoir affaire à l’« ARN polymérase » ; il s’agissait en réalité d’une polynucléotide phosphorylase synthétisant in vitro des polynucléotides en l’absence de matrice, tandis que l’ARN polymérase ne synthétise de l’ARNm qu’en présence d’une matrice d’ADN. On a depuis montré qu’in vivo l’enzyme de Grunberg-Manago et Ochoa est une ribonucléase, c’est à dire un enzyme qui dégrade l’ARN en hydrolysant les liaisons entre ribonucléotides. Cela n’empêcha pas Ochoa de partager avec Arthur Kornberg le prix Nobel de médecine ou physiologie, en 1959, « for the discovery of an enzyme in bacteria that enabled to synthesize a polynucleotide of ribonucleic acid ».

Pour vérifier l’hypothèse de l’ARNm, Johann H. Matthaei et Marshall W. Nirenberg (National Institute of Health, Bethesda) mirent au point un système de synthèse protéique in vitro à partir d’un extrait d’Escherichia coli traité par la ribonucléase pour détruire les ARN présents dans le milieu, à l’exception des ARNr protégés par leur association aux protéines ribosomiales. L’extrait acellulaire fut programmé avec un ARN viral (facile à préparer) et additionné d’un mélange des vingt acides aminés, dont l’un était marqué par un isotope radioactif. En parallèle, Matthaei et Nirenberg firent une « expérience témoin » dans laquelle l’ARN viral était remplacé par un ARN synthétique, un polyuridylate (UUUUUUUUU…) obtenu en incubant la polynucléotide phosphorylase en présence d’uridine. Ils eurent la surprise de constater que le système avait synthétisé un polypeptide constitué de phénylalanine (F-F-F…). Pour la première fois, une correspondance entre une séquence ribonucléotidique et un acide aminé fut mise en évidence. Cette découverte date de 1961. Trois ans plus tard, Nirenberg et Philip Leder montrèrent que les ribosomes d’Escherichia coli incubés en présence de polyU fixent le phenylalanyl-ARNtPhe à l’exclusion de tout autre aminoacyl-ARNt. Avec toujours la même méthodologie, il fut établi que le polycytidilate (CCCCCCCCC…) programme la synthèse in vitro de polyproline (P-P-P…), le polyadénylate (AAAAAA…), de polylysine (Y-Y-Y…).

Une question restait en suspens : quel est le nombre de bases ribonucléotidiques nécessaires pour spécifier un acide aminé ? Une seule était un nombre insuffisant puisqu’il n’y a que quatre bases différentes. Deux bases ne permettaient que 16 combinaisons possibles pour 20 acides aminés naturels). Si le code est constitué de triplets, comme l’avait suggéré Gueorgui Gamov et, après lui, Francis Crick, il y a des redondances : 64 combinaisons possibles pour 20 acides aminés, et un acide aminé peut être spécifié par plusieurs triplets. La solution du problème fut obtenue par deux approches expérimentales différentes.

La protéine d’enveloppe du virus satellite du virus de la nécrose du tabac est une protéine oligomérique. Chaque sous-unité renferme 400 résidus d’acides aminés, et l’ARN correspondant, 1.200 ribonucléotides. Francis Crick et Sidney Brenner modifièrent le génome du bactériophage T4 d’Escherichia coli. La description du protocole expérimental nécessiterait un long développement ; il est décrit de manière didactique dans l’édition de 2004 du manuel de biochimie de Donald et Judith Voet (Biochemistry, 3rd edition, John Wiley & Sons, page 896). En bref, il s’agissait de mutations « frame shift » (déplacement du cadre de lecture) consistant en l’insertion ou la délétion d’un nucléotide dans le gène de la protéine d’enveloppe, transformant les codons situés en aval de la mutation en « codons non-sens », c’est à dire ne spécifiant aucun acide aminé. En jouant sur une série de combinaisons (une insertion, une insertion et une délétion, etc) et sur le nombre de mutations (1,2, ou 3), Crick et Brenner parvinrent à la conclusion que le code se lit par triplets : chaque codon est formé de triplets de bases ribonucléotidiques.

L’hypothèse du triplet fut confirmée par le résultat des expériences de synthèse protéique in vitro d’Har Gobind Khorana (The University of Wisconsin, Madison puis Massachusetts Institute of Technology). Durant ses études post-universitaires, Khorana avait été formé par de bons maîtres. Il avait étudié la chimie dans sa province natale du Punjab, qu’il quitta lorsqu’elle passa sous juridiction pakistanaise après la partition du sous-continent indien. Il acquit un PhD en chimie organique à l’Université de Liverpool, séjourna à Zurich dans le laboratoire de Vladimir Prelog (prix Nobel de chimie en 1975) et accomplit un stage post-doctoral à Cambridge où il assista à l’émergence de la biologie moléculaire : Frederick Sanger achevait la séquence de l’insuline et Max Perutz publiait la structure tridimensionnelle de la myoglobine. Il séjourna dans le laboratoire d’Alexander R. Todd, spécialiste de la chimie des nucléotides, et qui fut à deux doigts de résoudre la structure de l’ADN.

Khorana synthétisa des polyribonucléotides formés, non pas d’une seule base comme dans les expériences de Nirenberg et Leder, mais d’une alternance de deux bases (UCUCUCUCU…), de trois bases (AUGAUGAUG…), ou de quatre bases… Les polyribonucléotides, amplifiés par l’ARN polymérase (Khorana inventa la Polymerase Chain Reaction avant la lettre !), fournissaient une quantité suffisante d’ARNm pour programmer un système de synthèse protéique in vitro. Les polypeptides synthétisés étaient isolés et séquencés et les séquences, du polyribonucléotide d’une part, et du peptide d’autre part, étaient comparées. Khorana confirma l’existence d’un code génétique composé de triplets (codons) ; il identifia les codons de la sérine (UCU) et de la leucine (CUC) et découvrit les codons STOP interrompant la traduction : UAG, UAA et UGA. Pour le déchiffrage complet des 64 triplets (ou codons) du code génétique, Khorana se lança dans la synthèse de polydésoxyribonucléotides dont la taille s’allongea jusqu’à atteindre celle de mini-gènes. Il recourut à la chimie en milieu non-aqueux combinée à l’utilisation de polymérases et de ligases. Le déchiffrage complet du code génétique fut achevé en 1966.

En 1972, Walter Fiers et ses collaborateurs (Universiteit Gent, Belgique) apportèrent une preuve directe que la machinerie de transcription et de synthèse protéique lit le code génétique de manière séquentielle et par triplets. Le génome du bactériophage MS2 est un ARN. La protéine d’enveloppe du virus est un polypeptide de 128 résidus d’acides aminés. Fiers établit la séquence nucléotidique complète du gène de la protéine d’enveloppe et la compara à celle du polypeptide. Les deux séquences étaient parfaitement alignées et chaque triplet du gène disposé dans le même ordre que l’acide aminé correspondant. En 1976, Khorana parvint à un résultat similaire après avoir synthétisé un gène et comparé sa séquence à celle du polypeptide obtenu par transcription et traduction in vitro. En 1968, Khorana partagea avec Marshall Niremberg et Robert Holley le prix Nobel de physiologie ou médecine.

ARN polymérases

En 1959, Samuel B. Weiss (Department of Biochemistry, University of Chicago) mit en évidence dans les noyaux de foie de rat un enzyme catalysant l’incorporation de ribonucléosides triphosphate (ATP, UTP, GTP, CTP) marqués dans de l’ARN. Cette réaction diminuait si l’un des quatre nucéotides était absent dans le milieu. Le produit formé était sensible à la RNAse et libérait les nucléotides marqués par hydrolyse alcaline. La réaction était peu affectée par l’addition de DNAse au milieu. En 1960, Jerard Hurwitz (New York University School of Medicine) isola, à partir d’Escherichia Coli, un enzyme répondant à tous les critères requis : synthèse d’ARN seulement en présence des quatre nucléotides dans le milieu ; stimulation de l’incorporation de nucléotides marqués après addition d’ADN de différentes sources ; inhibition par l’addition de DNAse ou de RNAse. En 1961, furent publiés deux articles (en plus de celui de Samuel Weiss) sur la synthèse d’ARN in vitro : Audrey Stevens, une étudiante post-doctorale du laboratoire de Leon Heppel (National Institue of Health, Bethesda) décrivait la présence, dans des extraits d’Escherichia Coli, d’un enzyme incorporant de l’ATP marqué dans de l’ARN en présence des quatre nucléotides ; l’activité détectée était sensible à la RNAse ; James Bonner (California Institute of Technology) décrivait la présence d’une activité similaire dans des extraits de pois. En 1961, Samuel Weiss et Tokumasa Nakamoto isolèrent l’ARN polymérase ADN-dépendante de Micrococcus lysodeikticus et démontrèrent que l’ARN synthétisé avait la même composition en paires de nucléotides que l’ADN ayant servi de matrice.

Les cellules procaryotes possèdent une ARN polymérase ; les cellules eucaryotes en ont trois : l’ARN polymérase I (ARN-pol I) qui transcrit les gènes d’ARNr à l’exception de l’ARNr 5S ; l’ARN polymérase II (ARN-pol II) qui transcrit les gènes d’ARNm et ceux d’ARN nucléaires de petite taille (ARNsn, pour small nuclear) ; l’ARN polymérase III (ARN-pol III) qui transcrit les gènes des ARNt et de l’ARNr 5S. L’ARN polymérase ADN-dépendante est un complexe enzymatique dont l’activité (la « transcription » selon le terme proposé par Saul Spiegelman et M. Hayashi) est hautement régulée par des facteurs de transcription.

La fin des années 1950 et le tout début des années 1960 furent marquées par le déchiffrage du code génétique et par la découverte de l’ADN polymérase I et de l’ARN polymérase ADN-dépendante. En 2006, Roger Kornberg (Stanford University), le fils d’Arthur Kornberg, reçut le prix Nobel de chimie pour l’élucidation du mécanisme d’action de l’ARN polymérase à l’échelle atomique.